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Michel C. Kiener – Valérie Mazet, Centenaire des 4 fusillés de Flirey : Officiers et soldats face aux ordres en Woëvre, Avril 1915

Centenaire des 4 fusillés de Flirey :

Officiers et soldats face aux ordres en Woëvre, Avril 1915

Michel C. Kiener – Valérie Mazet

Historiens

Les victimes de l’affaire de Flirey relèvent sans contestation possible des « fusillés pour l’exemple », et l’évènement, qui a donné et donne encore lieu à une abondante littérature, est aujourd’hui parfaitement documenté. Il fait partie, tout comme celle les quatre caporaux fusillés en Champagne en mars 1915 à Souain, des cas emblématiques auxquels se sont attachés pendant vingt ans la Ligue des Droits de l’Homme, mais aussi une partie de la presse, l’Union nationale des Combattants et, dans le cas qui nous occupe, les officiers les plus proches des condamnés. De nos jours encore, chaque année la Libre Pensée du Limousin fleurit la tombe de l’un d’entre eux à Royères en Creuse.

Cependant, l’attention s’est jusqu’à présent concentrée sur le déroulement du drame et sur la longue histoire de la réhabilitation obtenue en 1934 seulement. Ce qui va nous retenir ici, c’est l’amont immédiat de l’affaire de Flirey, le contexte militaire et humain lié aux opérations d’avril en Woëvre, qui a enfanté ce qui apparaît de plus en plus, ainsi que le criaient sans retenue les hommes du 63e eux-mêmes le jour de l’exécution, comme un assassinat légal gratuit. Pour cela, il faut consulter, au-delà des Journaux de marche et opérations (JMO) des régiments présents en Woëvre à ce moment-là, les archives des unités elles-mêmes, du régiment au corps d’armée, en les croisant avec les récits publiés et les lettres et les carnets tenus par des combattants. Et ce qu’on y trouve modifie sensiblement l’approche du cas Flirey et, plus largement, de la pratique du commandement.

Les fusillés de Flirey

Si les « fusillés pour l’exemple » ont été largement évoqués dès l’ouverture des commémorations du centenaire de la Grande Guerre en France, c’est que celles-ci se sont focalisées d’emblée sur les souffrances endurées par les combattants. Rappelons en outre qu’on est passé de l’ouverture quasi explosive en 1967 des dossiers des mutineries de 1917 par Guy Pedroncini et Jean-Jacques Becker – cinquante ans après les faits, délai légal imposé alors aux chercheurs en France – à des ouvrages fondamentaux dus à une génération de nouveaux chercheurs, qui ont « remis les pendules à l’heure ». En plus de l’ouvrage fondamental du général André Bach, ancien patron du service historique de l’Armée, sur les Fusillés pour l’exemple, les travaux de Nicolas Offenstadt, Rémy Cazals, Yves Le Naour etc. ont permis de repenser l’histoire des quelque 600 à 650 fusillés condamnés par un conseil de guerre et exécutés, ou exécutés sommairement[1]. Quant à Antoine Prost, président du conseil scientifique de la mission du Centenaire, il fait dans son rapport de 2013 le point sur la question des quelque 400 condamnés pour « abandon de poste en présence de l’ennemi », dont 148 en 1915. Ces condamnations à mort s’inscrivent dans une évolution qui court de la chasse aux mutilés volontaires de l’été 1914 aux « fusillés pour l’exemple » de 1915-1916, jusqu’aux tensions liées aux « mutineries » de 1917.

Les fusillés des régiments d’infanterie limousins, charentais et périgourdins du 12e Corps d’Armée, répertoriés à partir du site Mémoire des Hommes sont peu nombreux : 63e (Limoges) : 5 (4+1), 138e (Magnac-Laval) : aucun[2], 78e (Guéret) : aucun, 100e (Tulle) : 3, 126e (Brive) : 3 (2+1), 107e (Angoulême) : 1, 50e (Périgueux) : aucun, 108e (Bergerac) : 1. Chez les « territoriaux » (vite devenus des régiments de combat) : 300e (Tulle) : 1, 326e (Brive) : aucun. En dehors des « Quatre de Flirey », le seul autre fusillé du 63e de toute la guerre, le soldat Voisin, fut exécuté quatre jours après, en même temps que le fusillé du 107e, mais pour des motifs tout autres. Voisin, apparemment forte tête, était passé en conseil de guerre fin mars, un mois après les faits qui lui étaient reprochés, et sa mise à mort intervint avec un délai d’un mois, après rejet de son recours en grâce par le président de la République[3].

Rappelons l’affaire en quelques mots : les quatre fusillés de Flirey, un caporal et trois soldats de la 5e compagnie du 2e bataillon du 63e RI, sont deux Creusois, un Haut-Viennois et un Charentais de 29 à 32 ans – ce ne sont plus des gamins –, qui, comme leurs quelque deux cents camarades de la Compagnie ont refusé le 19 avril 1915 de sortir de la tranchée pour partir à l’assaut des positions allemandes en franchissant un glacis, une « courtine » nue, battue par l’artillerie et les tirs de mitrailleuse et de fusil. Un glacis où pourrissaient déjà des dizaines de corps de leurs camarades tombés dans les assauts répétés du début d’avril. Le soir même, sur ordre du Général Delétoille, commandant le 31e Corps d’Armée, la 5e Cie était retirée du front et parquée dans une carrière, tandis qu’une négociation serrée s’engageait entre le général Delétoille et le colonel Paulmier, commandant le 63e, pour réduire au minimum le nombre des hommes à traduire en conseil de guerre. On s’arrêta à six.

Tirés au sort ou choisis par trois des quatre chefs de section concernés – un adjudant chef de section ayant refusé d’intervenir –, cinq hommes, pour finir, sont jugés par un Conseil de guerre dit Spécial, composé de trois officiers du régiment, l’un d’entre eux étant mis hors de cause. Les quatre fusillés auraient pu n’être condamnés – au témoignage de leur défenseur désigné le lieutenant Minot, officier respecté de ses supérieurs[4] – qu’à deux ou trois ans de prison, mais, sur jugement rédigé après coup le lendemain par un officier du 31e Corps d’Armée (absent lors des débats)[5], ils sont fusillés sur ordre supérieur de façon expéditive le 20 avril devant le régiment réuni. Quinze ans d’interviews publiées dans la presse et de procès ont permis aux protagonistes, officiers et témoins, de raconter le détail de la tragédie. On oublie trop le deuxième acte de désobéissance qui intervint dans cette affaire, celui de l’adjudant (et non sous-lieutenant, comme il est dit souvent) Boutant qui a refusé sèchement de choisir un coupable parmi ses hommes, quelles qu’en soient les conséquences pour lui, conseil de guerre inclus. Cet adjudant de réserve, épicier dans le civil, est pourtant un homme marié père de deux enfants. Il est remarquable que sa position, connue aussitôt de ses chefs, ne lui ait pas porté tort, loin de là, confirmant implicitement la violence des débats en interne qui ont entouré la décision du général Delétoille, car dès le 3 mai 1915 le lieutenant-colonel Paulmier le cite à l’ordre du régiment pour sa conduite au feu le 5 avril, citation relayée à l’ordre de l’Armée (un comble !) le 6 juin, alors même que cet adjudant n’a été ni tué ni même blessé : « A montré le 5 avril un grand courage en entraînant sa section à l’assaut sous un feu des plus violents. » Nul n’a osé bloquer non plus le décret ministériel qui le nomme sous-lieutenant de réserve à titre temporaire le 3 mai[6]. Mais son comportement a toujours été opposé, dans les années qui ont suivi, à celui des autres chefs de section, tel le lieutenant Ménieux[7], qui se sont soumis à l’ordre reçu.

Combattre en Woëvre, avril-mai 1915

Pour comprendre ce qui se jouait dans l’affaire de Flirey, il faut insister sur différents points.

Tout d’abord, il est clair que la guerre avait en quelques mois changé de sens et de réalité non seulement pour les mobilisés d’août 1914 mais surtout pour les militaires de carrière eux-mêmes, officiers et sous-officiers, durement secoués par les revers du mois d’août, les hécatombes des mois suivants et l’échec des assauts successifs qu’on leur a imposés. Le 63e RI a vécu trois saignées en pantalons rouges : août puis septembre, mais les survivants gardent surtout en tête le terrible échec de l’attaque du Bois B en Champagne les 20-21 décembre (quelque 460 hommes tués ou blessés, dont onze officiers)[8]. Le 63e a eu sa part des assauts répétés qui ont marqué durant les premiers mois de 1915 le secteur de Perthes-les-Hurlus et de la Suippe, en Champagne toujours. Transféré – en bleu horizon cette fois – en Woëvre fin mars en vue de l’offensive d’avril, le 63e va perdre dès son premier engagement, le 5 avril, le tiers ou presque de ses officiers (14 tués et blessés, dont un chef de bataillon et trois capitaines) et environ 500 hommes. L’Arrière « tient », maintenu par la presse dans la ferveur patriotique et une vision fantasmatique de la guerre, mais les Poilus doutent déjà. De façon plus générale, les survivants des combats vécus dans les tranchées, la boue et le sang depuis novembre, manifestent déjà – et bien avant 1917 ! – dans leurs carnets ou leur correspondance leur lassitude extrême, et c’est un euphémisme. « Lassitude… consternation… démoralisation générale », des combattants entourés de cadavres, des glacis semés de pantalons rouges alignés, reste des attaques précédentes, odeurs insupportables et soldats devenant fous sous le bombardement incessant, c’est ce que note sur son carnet le téléphoniste Delfaud, du 206e RI de Saintes, présent sur le secteur de Flirey en mars 1915, avant même que soit lancée l’opération d’avril[9]. La lecture des centaines de correspondances devenues disponibles de nos jours montre qu’une partie importante des combattants de l’ensemble du front se dit persuadée dès mars-avril 1915 que ni les Allemands ni les Français ne peuvent l’emporter, au point que la guerre leur paraît ne pas pouvoir durer longtemps tellement les pertes sont énormes et le coût de la guerre faramineux. Et pourtant, la guerre est là.

Mais comment la faire, puisque les tentatives de percée ont échoué jusque-là ? Les Allemands, en se repliant début septembre depuis la Marne, se sont systématiquement fixés sur les croupes, les crêtes et les buttes, bref sur les points hauts qu’ils ont fortifiés avec le plus grand soin. L’Allemagne a pris un gage, elle peut attendre l’adversaire, et celui-ci est systématiquement dominé. C’est le cas sur le flanc sud du saillant allemand de Saint-Mihiel, comme sur son flanc nord où est située la butte des Éparges rendue célèbre par le récit de Maurice Genevoix[10].

C’est donc aux Français d’attaquer pour reconquérir leur territoire, et ils le font dans les pires conditions stratégiques.

Entre Meuse et Moselle, il s’agit pour le haut commandement d’en finir avec le « saillant de Saint-Mihiel », cette pénétrante allemande en doigt de gant qui ne tombera qu’en 1918 sous les coups de boutoir de l’armée américaine. Il fragilise la place de Verdun et fait donc l’objet, en mars-avril 1915, d’une double offensive française lancée sur ses flancs nord et sud, destinée à le prendre en tenaille et à contraindre les Allemands à se retirer d’une avancée devenue impossible à ravitailler. Bref, l’opération préfigure la bataille de Verdun de 1916, qui se jouera à rôles inversés sur le « saillant » français de Verdun. Sans entrer dans le détail, disons simplement que l’opération a été préparée dès le mois de janvier à la demande de Joffre par les états-majors des deux corps d’armée concernés (les 6e et 31e CA). Mais elle peut surtout être vue, dans sa mise en œuvre, comme un test grandeur nature d’une nouvelle façon de faire la guerre. Le commandement, pris en défaut par les moyens et les méthodes de l’adversaire qui a dès août 1914 testé avec succès le lien aviation-artillerie, table désormais à son tour sur l’artillerie pour créer les conditions du succès. Pour cette nouvelle forme de guerre, l’esprit d’offensive à tout prix, doctrine que continuent d’imposer les référents de l’École de guerre comme Joffre, Foch, Nivelle, Nollet et autres, demeure mais ne suffit pas. Les attaques ordonnées en Woëvre en avril 1915, entre Meuse et Moselle, précédées et appuyées par une pluie d’obus de gros calibre conséquente, préfigurent donc ce qui se passera un an plus tard à Verdun. Les assauts seront désormais menés avec méthode par les Français sur un front réduit, de 400 mètres dans le cas qui nous occupe ici, chaque compagnie, chaque section même attaquant en pleine connaissance de cause le segment ennemi qui lui est assigné, ou plutôt le terrain qui lui fait face, bouleversé au préalable par des tirs d’artillerie. Ces derniers sont appuyés notamment par quelques obusiers de 220, qui viennent s’ajouter aux tirs des canons de campagne (dont le 75) ; et c’est alors que la furia francese pourra faire la différence.

Or elle ne va pas la faire. Échec sur toute la ligne, en dépit de succès très localisés au départ (à la centaine de mètres près, au quart de colline près) qui permettent au haut commandement de justifier aux yeux des exécutants les attaques qu’on leur ordonne de relancer sans trêve en Woëvre, jour après jour, en avril 1915.

Un terrible mois d’avril

L’ordre général d’opérations (OGO) pour le 3 avril a toutes les qualités… d’un ordre d’opérations. Le 31e Corps a reçu le renfort du 12e CA, amené du front de Champagne. Concernant la 45e Brigade, les compagnies d’assaut des régiments accolés, le 63e et le 78e, devront sortir à 19 heures de la ligne des tranchées : « L’attaque devra avoir un caractère d’extrême violence sur la première croupe dont la possession sera immédiatement assurée ». Ce qui est conforme aux instructions venues de plus haut, du général Dubail, commandant du groupe d’armées Est. Celui-ci insiste sur le « caractère irrésistible de surprise et de rapidité » que doit revêtir l’attaque[11]. Plus clairement encore, les ordres réitérés qu’on trouve transcrits dans les archives du 12e CA des divisions et des brigades ne cessent d’insister sur le fait que, comme le rappelle le général Descoings « la mission donnée au corps d’armée impos[e] une offensive violente et brutale » et qu’en conséquence « une attaque fixée » ne doit être différée « sous aucun prétexte ».

Imaginée dès janvier 1915 par le GQG, arrêtée par un ordre général du 31 mars transmis aux unités concernées, l’attaque des collines, du bois de Mort-Mare et du plateau de Regniéville est déclenchée comme prévu le 3 avril au soir, en dépit de pluies continuelles qui compliquent tout, et de la boue gluante du glacis, qui pénalise l’élan des fantassins. L’attaque est relancée le 4, relancée le 5, puis le 6, puis le 7 encore, puis le 8, le 9 encore, et là le commandement (les deux généraux commandant les corps d’armée concernés, le 12e et le 31e), décident une trêve, avec l’accord de l’échelon supérieur. Dès le 8, le général Delétoille, commandant le 31e Corps, renonce, s’agissant de la 146e Brigade : « la Brigade ne renouvellera pas demain son attaque sur Mort-Mare. Disposez vos unités de manière à leur donner le maximum de repos »[12]. Mais que l’artillerie empêche l’ennemi de profiter de ce répit pour reconstruire ses défenses.

Il est vrai que les Allemands avaient été visiblement surpris le premier jour, mais le lieutenant-colonel Paulmier, le chef du 63e, casse les illusions du commandement dès son compte-rendu de la journée du 5, transmis en pleine bataille le soir même : « dès le matin j’ai eu l’impression que l’ennemi avait considérablement augmenté depuis la veille le nombre de ses batteries (surtout en A.L.), […] bombardement intense [sur les hommes entassés.] ». Le même 5 avril dès 13 heures 15, Paulmier avait déjà envoyé une longue note détaillée à la 45e Brigade, qui en prend connaissance à 14 heures 45 :

« À 10h, dès que les premiers éléments des compagnies de 1e ligne sont sortis des tranchées, ils ont été fauchés par un feu violent d’artillerie, de mousqueterie et de mitrailleuses. L’artillerie lourde allemande a été particulièrement active et a créé un barrage infranchissable. Dans les boyaux à peine amorcés, ou en terrain découvert, toute progression, même individuelle a été rendue impossible. Les liaisons téléphoniques ont été immédiatement coupées… »[13].

Le « bleu » du chef du 63e rendant compte le 5 avril au soir d’un nouvel assaut qui n’a abouti qu’à la prise de quelques éléments de tranchées allemandes, explique ce que les chefs des 107e, 78e, 138e, 126e etc. écrivent de leur côté dans leurs messages et leurs rapports à l’échelon supérieur : « en l’absence des réseaux téléphoniques continuellement coupés et de boyaux [de liaison entre la première ligne et l’arrière], la transmission des ordres ne pouvait s’effectuer sur un terrain complètement exposé aux vues de l’ennemi que par des agents de liaison, dont plusieurs furent tués ou blessés dans l’accomplissement de leur mission. » Au 107e, le chef de bataillon Campagne en perd quinze dans la seule journée du 6 avril, tous abattus ! Sortis de la boue des pentes molles qui mènent à la croupe calcaire à conquérir, quelques hommes du 63e sont parvenus à franchir le glacis jusqu’à la première ligne allemande bouleversée et s’y accrochent, épuisés, mais ils ne parviennent pas à creuser dans la roche, en quelques heures de nuit, les tranchées et les boyaux de liaison nécessaires. Les voici à l’aube tapis presque sans protection contre les obus et les tirs adverses, sans ravitaillement possible de toute la journée, sans eau surtout. De son côté, le 5 avril, le deuxième bataillon du 63e s’est épuisé à franchir le glacis de 300 mètres qui le sépare des réseaux de fils de fer demeurés presque intacts en dépit des tirs massifs d’artillerie. La 5e Compagnie, celle des futurs fusillés, a été partie prenante.

Le JMO du 63e ne cache rien de tout cela. « À peine sorties des tranchées, les compagnies sont accueillies par un feu violent d’infanterie et de mitrailleuses ; un grand nombre d’hommes tombent. Les commandants de compagnie et les chefs de section enlèvent les survivants qu’ils amènent jusqu’à une quarantaine de mètres des réseaux ennemis. Voyant ces réseaux intacts […], ils font coucher leurs hommes et passent la journée dans cette situation », c’est-à-dire collés au terrain. Un sous-lieutenant tentera d’expliquer au commandement que les cisailles qu’on leur a fournies ne servent à rien contre des réseaux de fils de fer entrecroisés de 20 à 40 mètres de profondeur, faits d’un fil de diamètre conséquent (le barbelé n’est pas encore généralisé, il vient tout juste d’apparaître).

Pour les officiers sur place, les choses sont claires, et ils l’écrivent jour après jour dans des billets ou le disent par téléphone : on doit se rendre à l’évidence, les milliers d’obus de tous calibres lancés sur quelques centaines de mètres n’ont réussi ni à créer les brèches nécessaires dans les réseaux, ni même à éliminer ceux d’en face. Toute attaque, dans ces conditions, est suicidaire et vouée à l’échec. Pour « déraser » les fils de fer sur quarante mètres de front, le colonel Lepelletier, commandant l’artillerie du 12e Corps et soumis aux sollicitations qu’on imagine, explique le 15 avril qu’il faut au moins 350 coups par pièce, au moins 1 600 coups par batterie, et encore !, pour espérer obtenir le résultat voulu[14].

En haut, chez les grands chefs, on tombe de haut, on découvre tous les problèmes en même temps.

L’inefficacité de bombardements pourtant massifs sur les défenses ennemies

Et surtout on avait complètement mésestimé le système défensif allemand, qui fait l’admiration et l’envie des officiers et des Poilus quand ils s’en emparent. Blockhaus couverts de deux couches de rondins, qui se soutiennent les uns les autres grâce à des vues biaises soigneusement dissimulées, petits postes avancés reliés par des tunnels à la tranchée. C’est un leitmotiv dans les correspondances des combattants jusqu’à la fin de la guerre, et cela se retrouve parfaitement décrit en Woëvre en avril 1915.

La surprise est réelle chez les généraux, qui n’ont toujours pas pris la juste mesure du dispositif de défense allemand, et qui croyaient avoir trouvé la martingale en pariant, cette fois, sur l’artillerie. Qu’on garde en tête les ordres du Général Delétoille, commandant du 31e C.A., polytechnicien familier des salons et des bureaux ministériels parisiens jusqu’à la guerre[15]. Il conclut ainsi son Ordre Particulier d’Opérations du 30 mars[16] : « Les attaques que va exécuter le 31e C.A. prennent une importance particulière. Le Général commandant le 31e C.A. compte sur le courage et le patriotisme de tous pour qu’elles soient poussées à fond, avec toute l’énergie possible. Depuis cinq mois, les troupes ennemies opposées au 31e C.A. ont été contraintes de se renfermer dans une attitude purement défensive. En face d’elles nous avons pu développer librement nos travaux d’approche : l’heure est venue d’en déboucher pour chasser l’ennemi de ses positions. »[17] Et le lendemain, 1er avril, le même insiste dans son OGO n° 64 : les troupes de second échelon doivent « être tenues prêtes à profiter du succès et à prendre à leur tour l’offensive dès que l’ordre en sera donné ».

Les pertes sont à la hauteur des attaques de l’été 1914. Le 78e de Guéret a perdu en cinq jours 736 « personnels » hors de combat, tués, blessés ou disparus, soit plus du quart de son effectif combattant. Pour le 63e, les pertes des trois journées des 3, 4 et 5 avril seraient de 500 combattants hors de combat, dont une quinzaine d’adjudants et sergents, en plus des 15 officiers[18]. Chaque assaut en première ligne se paye par 100 à 200 tués, blessés ou disparus pour le bataillon concerné et par la quasi-destruction de la ou des deux compagnies lancées les premières. Et par une hécatombe d’officiers et de sous-officiers chefs de section et demi-sections (adjudants et sergents) lancés les premiers, revolver au point, souvent abattus dès leur sortie de la tranchée.

Or ce même soir du 5 avril à 18 heures 30, la 23e D.I. envoie au 12e C.A. un compte-rendu des pertes approximatives totalement déconnecté des réalités, qui montre que les états-majors sont alors loin d’être informés en temps réel, c’est le moins qu’on puisse dire. Bilan des pertes pour le 63e : un tué, soixante blessés et un chef de bataillon tué, le commandant Ymonet. « Chiffres très approximatifs…»[19] précise-t-on quand même en marge.

Le même 5 avril, un « Message téléphoné. E.M. Martincourt à E.M. Toul faïencerie – Pertes connues à 18h30 » donne des chiffres différents:

  • Pour le 63e: 25 tués plus trois officiers dont le commandant Ymonet.
  • Pour le 300e: on annonce pour ce seul jour 240 blessés dont 10 officiers.

Ignorant l’ampleur des pertes, le commandement peut donner le soir-même des ordres de relance pour le 6 au matin. En effet, la 73e D.I. confirme dans son ordre n° 285[20] : « Aujourd’hui les attaques de l’Armée ont réussi sur la majeure partie du front. L’offensive sera continuée demain. La 73e Div. reprendra son attaque sur les mêmes objectifs qu’aujourd’hui [5 avril]. […] Elle doit atteindre ses objectifs à tout prix. […] Cette attaque sera précédée de la prise du blockhaus C2. » Ce même 5 avril au soir, à 22 heures 30, le colonel responsable de l’artillerie pour le 12e Brigade d’artillerie confirme à ses trois colonels des groupements gauche, droite et centre les ordres pour « la reprise de l’attaque » le lendemain 6 avril, les brèches à faire étant à déterminer « par entente avec l’infanterie ».

Et le 6, même scénario.

Mais un télégramme de la 23e D.I. au 12e C.A., envoyé le 6 avril à 5 heures 10 du matin doit bien le reconnaître : « Le 78e a attaqué dans la nuit [du 5 au 6] […] mais a trouvé le réseau de fil de fer intact. Ne pouvant réussir à faire une brèche avec des cisailles, il a été obligé de revenir à sa position de départ. Il reprendra l’attaque en même temps que le 107. L’attaque du 63e Régiment n’a pas réussi à nous faire prendre pied dans les tranchées allemandes. Ce régiment a été relevé […]. Nos troupes occupent donc actuellement les tranchées de départ. »[21] Le 6 au soir, c’est au tour du général Descoings (12e CA) de prendre acte, suite aux informations données par le 107e : à 19 heures, dans son compte-rendu de fin de journée envoyé de son PC à l’Armée, il avoue avoir « dû ordonner, quoi qu’il m’en coûte, de reporter l’attaque à demain »[22]

L’échec est alors patent, ce qui explique la décision prise par Joffre, deux jours plus tard, le 8 avril, de suspendre l’offensive.

Obéir mais jusqu’où ? Le cas du 107e

Peu importe ici le détail des assauts lancés pendant ce mois d’avril sur ce secteur. Ce qui compte pour notre propos, c’est que partout les chefs de Bataillon et les capitaines commandants de Compagnie se sont trouvés contraints de prendre en temps réel une décision majeure : lancer ou non leurs troupes à l’assaut à l’heure fixée par le commandement, quand eux-mêmes constatent de leurs propres yeux que les réseaux de « fil de fer » adverses n’ont pas été ne serait-ce qu’entamés par la préparation d’artillerie. Si bien que les refus de sortir sont nombreux en ce mois d’avril, au bout de trois jours d’assauts incessants, et c’est ce qui modifie complètement la vision que nous pouvons avoir de l’affaire des fusillés du 63e.

En effet, les archives des 12e et 31e Corps d’armée, des divisions et des brigades concernées, appuyées par les souvenirs du Colonel Campagne, chef de bataillon au 107e RI, et les JMO des régiments eux-mêmes sont sans appel : des chefs de corps, des commandants de bataillon et de compagnie, constatant à la jumelle ou de visu que l’héroïsme ne servira à rien, renoncent à la dernière minute à envoyer leurs troupes au « massacre ». Massacre, c’est le mot qu’emploie lui-même le lieutenant-colonel Royé, en charge du 107e RI, en parlant au téléphone à son supérieur.

Gardons-nous cependant de généraliser car la « posture » de ces hommes aux tempéraments différents dépend aussi de leur caractère et de leur approche de leur métier, et elle va rapidement évoluer en face de la tournure des événements. Les deux premiers jours, l’effet de surprise a joué, et la première vague a pris d’assaut quelques éléments de tranchée ennemis, justifiant l’optimisme du haut commandement. Dès les 5 et 6 avril, cependant, les officiers de l’avant font savoir que la surprise joue en sens inverse, car, comme ce sera le cas sur la Somme en 1916 et lors de l’offensive Nivelle de 1917, l’attaque se heurte à des nids de mitrailleuses jusque là non démasqués, planqués avec grand soin dans des « blockos » blindés. De plus, en deux jours et avant même d’attaquer, le 107e perdit 199 hommes, tués (28) ou blessés (171), du fait du bombardement auquel il était soumis dans les tranchées d’attente et des tentatives avortées de certaines fractions. Le scénario de l’échec est donc en marche, mais, quels que soient les billets ou les coups de téléphone envoyés à leurs supérieurs, les chefs de corps reçoivent l’ordre de « pousser à fond » les attaques suivantes, d’attaquer sans relâche, nuit et jour, en plein jour comme en pleine nuit.

Ceux qui jaillissent du parapet sont aussitôt fauchés par les tirs, laissant ceux qui les suivent terrés dans la tranchée de départ. Il y a ceux qui partent, font cinquante ou cent mètres puis s’aplatissent dans les trous d’obus, renonçant de fait à la mission, attendant la nuit pour revenir en rampant. Il y a le cas de l’officier qui fait savoir à son supérieur, à dix minutes de l’heure fixée pour l’assaut, que les tirs de l’artillerie n’ont eu aucun résultat, mais qui, faute de réponse, s’élance avec sa ou ses sections et tombe. C’est ce que fait un capitaine du 63e le 5 avril. On voit des chefs de corps faire repousser l’échéance d’une heure ou d’une demi-journée, le temps de se mettre d’accord sur un nouveau timing avec les artilleurs, puis, tant pis, lancer leurs hommes à l’attaque puisqu’ils ont reçu l’ordre répété d’« attaquer à tout prix ». Quand un officier – un commandant de compagnie – renonce, difficile de savoir ce qu’en pensent vraiment ses supérieurs immédiats. Mais ce qui est sûr, c’est qu’après les succès mitigés des deux premiers jours, tout est changé.

Le 6 avril, le lieutenant-colonel Royé en charge du 107e RI, un homme dont le commandant du 12e Corps, le général Descoings, affirme qu’il est un « officier supérieur des plus brillants, ayant su prendre un très grand ascendant sur son régiment »[23], obtient du général Arlabosse, commandant de la 23e DI, qu’il retarde l’attaque d’une heure[24]. En fait, il suspend l’ordre d’attaquer à trois reprises ce jour-là, après avoir constaté que les réseaux allemands n’offrent aucune brèche ; l’attaque est donc reportée au 7 avril sur ce point du front, avec l’accord des généraux. En attendant, ces derniers dépêchent des officiers et sous-officiers d’artillerie vers 18 heures pour vérifier la véracité des dires des commandants d’unité concernés et l’état réel des réseaux allemands ; le soir-même, confirmation en est apportée au général du 12e CA lui-même : les réseaux allemands n’offrent qu’« une unique brèche sur tout le font des attaques »[25]. Mais l’ordre d’attaquer quoi qu’il en coûte est maintenu, et le 7 Royé réitère à 10 heures et à 11 heures 45 ses refus de la veille. On imagine ce qu’est dans ces conditions la tension nerveuse éprouvée par les hommes et les gradés, se tenant des heures durant en première ligne dans les « places d’armes », baïonnette au canon, prêts à escalader les échelles en dépit des tirs ennemis qui ne cessent pas. Les généraux de brigade et de division, supérieurs du colonel Royé, lui intiment pour finir un ordre conjoint d’attaquer, et le somment de le faire coûte que coûte à 14 heures ou de se démettre de son commandement. Il est en effet démis et remplacé par le commandant du premier bataillon puis par le colonel du 126e placé en second échelon, en plein accord avec le général du 12e CA, tandis que le commandant Campagne, en charge du 3e Bataillon, un vrai dur pourtant[26], adopte de son côté la même attitude que son colonel :

« Ici s’est posée à moi la question la plus grave qui puisse surgir de la conscience du chef : le droit ou le devoir de ne pas exécuter volontairement un ordre donné, et un ordre de l’importance d’une attaque. C’est, à proprement parlé, le cas prévu par le code de justice militaire sous la rubrique : Refus d’obéissance en présence de l’ennemi, lequel est puni de mort ». Si « ce subordonné » qui n’a qu’à obéir « est lui-même un chef » et qu’il « a la certitude […] que l’exécution de l’ordre entraînera la morts de plusieurs centaines » d’hommes, « que fera ce chef, » […] « le voilà acculé au refus d’obéissance ». « Affreux dilemme, quand il faut décider au bord même du gouffre, environné d’angoisses, de sang et de mort. » « Celui auquel je peux en appeler [le colonel Royé] est de mon avis et on le supprime ».

« Au petit jour, l’artillerie ouvre un feu violent mais déréglé ; il y en a pour tout le monde, même pour nous […] je contremande l’assaut. On l’ordonne à nouveau pour midi. La préparation n’est pas meilleure […], on me donne encore quatre heures de répit. Notre situation ne fait qu’empirer, nous perdons du monde ; ma résistance fait remettre à demain ce qu’on n’a pu faire aujourd’hui […]. À minuit, un de mes capitaines m’est ramené blessé. Un peu plus tard, on doit m’étendre moi-même, évanoui. Je ne réagis que pour discuter encore, car on doit sortir, à n’importe quel prix au matin. Je vois mes capitaines, mes hommes ; ce n’est pas reluisant. À six heures, je suis dans la tranchée : on ne sortira pas. Si, pourtant, ma compagnie de droite, la 12e, a tenté la chance. Le Chevalier en tête avec le lieutenant Bourdin, quelques gradés et une poignée d’hommes ont enjambé le talus. Vaine tentative ! Ils s’abattent dans des trous d’obus devant la ligne, sous une volée de mitrailleuses. Plus à droite, le capitaine de Beaucorps, qui commande le 2e bataillon a courageusement sauvé ses hommes en s’élançant seul, avec sa liaison dans les mêmes conditions. […] Un peu plus tard […], on me demande un nouvel effort […], je réponds : “je ne peux pas, je ne veux pas”. J’ordonne au téléphoniste […] de me porter sorti […], je m’enfuis, en effet, dans la tranchée, au milieu de mes soldats. »[27]

En fait, le général Descoings, chef du 12e Corps, a pris une autre décision, plus radicale encore que celle qui concerne le lieutenant-colonel Royé. Pour conduire l’attaque du 7 avril au soir, il fait appel au général Nollet, en charge d’une brigade voisine, un adepte de l’offensive formé à l’école des Joffre et des Foch – il était avant la guerre professeur adjoint à l’École de guerre. Ce général, futur ministre de la guerre dans les années 1920, se voit confier personnellement la reprise en mains des troupes – et du 107e, donc – en passant outre aux prudences (à la lâcheté ?) des timorés. Cette fois, les troupes s’élancent à l’heure dite, et c’est à nouveau un échec sanglant.

Dès le 8 avril, Joffre en personne ordonne de stopper l’offensive, la « surprise » n’existant plus, et de se contenter de consolider l’acquis[28]. Quinze jours plus tard, le lieutenant-colonel Royé retrouvera son commandement, après que le commandant Campagne ait été félicité de façon implicite lors de son retour au cantonnement d’arrière par ses supérieurs directs, le général Nollet lui-même insistant pour lui serrer la main ! L’un des anciens du 107e, dont le témoignage ouvre le livre de souvenirs du colonel Campagne, le confirme :

« Je le vis défiler devant le quartier général de la division avec ce bataillon qui venait d’être relevé des tranchées à la suite du refus de son chef de le conduire à une boucherie certaine sans résultat militaire possible. Pendant qu’il passait, lui et ses hommes, sanglant et boueux cortège de spectres, la musique jouait atrocement : Mourir pour la patrie… Le soir, il était célèbre dans toute la division avec son chef de corps, le colonel (aujourd’hui général) Royé. »

Mais l’attitude de Royé n’a pas fait l’unanimité, loin de là ; il suffit pour s’en convaincre de lire le JMO du 126e, régiment corrézien, que commande le lieutenant-colonel Laporte. La personnalité des hommes compte. Appelé à appuyer le 107e dans son attaque du 6 avril, le 126e ne participe pas directement à l’action au départ. Le 5, ses officiers ont reconnu le terrain « vers Regniéville et Fey-en-Haye. Terrain battu et mauvais. Tranchées insuffisantes » (JMO). Le 6, donc, les chefs du 126e piaffent derrière un 107e qui ne bouge pas. Le 7 « dans la matinée, le Colonel et les deux chefs de Btn […] confèrent avec le général Descoings Ct le 12e C. A. […]. Le 107 a reçu l’ordre d’attaquer. Il croit devoir s’abstenir car il ne croit pas la préparation suffisante. » Le ton est donné, le mépris est là, le JMO en rajoute en mentionnant la sanction qui frappe le colonel du 107e, et même un chef de bataillon de ce régiment « fortement commotionné et déprimé. » « La nuit est arrivée » et les trois chefs de bataillon du 126e se réunissent avec le colonel « pour procéder à l’examen de la situation », un style d’exposé peu fréquent dans les JMO. Et le 8, alors que le régiment apprend qu’il doit attaquer le lendemain – car sur place, en dépit des instructions de Joffre, les assauts se poursuivent –, le JMO l’affirme : « des brèches existent, l’attaque est donc possible pour demain. Le 126e a grande confiance. » Le 9 en effet, le 126e se lance, ses officiers tombent dès le début des assauts et le JMO, ou du moins son rédacteur sous contrôle, le reconnaît : « … l’attirance des boyaux est telle dans la zone d’action du 2e Btn, que les hommes s’y jettent, s’y calent immobilisés par le feu. » La seconde vague « se jette dans le boyau » à son tour, privée de ses chefs hors de combat. Avec des « boyaux obstrués par les corps » et pleins d’eau, la progression est impossible ; « le Colonel consulte ses chefs de Btn » et se résigne : « l’attitude devient défensive ». Fin de partie, fin des illusions aussi pour ces officiers supérieurs qui ont voulu forcer le destin et qui avaient dû chapitrer hommes et officiers auparavant. Ce JMO ne donne malheureusement pas le relevé des pertes quotidiennes, mais note sobrement pour le 10 avril « journée très dure », fatigue, neige et rien de chaud à manger. Le régiment est relevé le 11 ; son colonel meurt, frappé de quatre balles, le 26.

Jusqu’où faut-il remonter pour trouver des réticences face aux ordres supérieurs ? Plus on monte haut dans la hiérarchie, plus celles-ci se font feutrées, mais les ordres sont les ordres. Mais on ne saurait prétendre que les généraux ignorent tout des réalités vécues en première ligne. Du coup, les notes et rapports du général Descoings, commandant du 12e Corps, sont un modèle de schizophrénie. Pleinement informé dès le 6 avril par les chefs de corps du 63e et du 107e eux-mêmes, avec qui il s’est directement entretenu au téléphone, de la résistance inattendue et de la « violence du feu » qu’oppose l’ennemi à l’opération programmée, Descoings rend compte à l’Armée : il évoque une section « terrée et cramponnée au sol », des compagnies « complètement privées de leurs officiers et d’un grand nombre de leurs gradés » ; si « de nombreuses tentatives ont été faites dans le cours de la journée […] toutes ont été arrêtées de suite par le feu ennemi. » Ce devrait être sans appel, mais il conclut son compte-rendu de la journée du 5 avril (deux pages dactylographiées) par une phrase de pleine soumission aux ordres reçus : « Conformément à vos ordres et en vue de remplir la mission qui a été confiée au 12e corps d’armée, les attaques seront poussées sans interruption. »[29] De fait, trois jours plus tard, le 9 au petit matin, il ordonne encore un nouveau « bond en avant » pour 7 heures trente[30].

L’échec des assauts d’avril oblige les généraux non seulement à chercher des explications mais surtout à tenter de modérer les ardeurs du haut commandement. Ainsi, le général Descoings transforme-t-il une longue note portant sur un nouveau projet d’attaque, adressée le 26 avril au général commandant la 1ère Armée, en un long exposé sur les leçons à tirer des opérations d’avril en Woëvre : « si des considérations supérieures en imposent la nécessité, le corps d’armée, à quelque moment que ce soit, mettra toute son énergie à exécuter les attaques qui lui seront prescrites, mais une préparation rationnelle, malgré toute l’activité déployée en vue d’en hâter l’achèvement, ne me paraît pas pouvoir être menée à bien dans un délai moindre que celui qui est indiqué plus haut [soit un mois]. »[31] Ce qui s’accompagne de considérations presque gênées sur « la puissance de l’organisation défensive du front attaqué » et les « défenses très sérieuses » rencontrées lors des assauts précédents… On est loin, là, des ordres d’attaques renouvelés et abrupts que ce même général acceptait de produire au début du mois.

Qu’en est-il du côté des soldats eux-mêmes ? En scrutant la documentation, on trouve d’autres exemples attestés de refus d’attaquer : on voit même un chef de bataillon franchir seul le parapet avec un seul accompagnant, ses compagnies restant dans leurs tranchées ! Ce qui renvoie aux écrits du Général Bach, qui insiste sur la multiplication des refus de sortir des tranchées en Champagne. Concernant la Woëvre, voici l’apport important des carnets d’un caporal du 100e RI, autre régiment limousin du 12e Corps, qui combat aux côtés du 63e. Ce témoignage comble en partie la longue lacune qu’on remarque en avril dans les carnets et des lettres d’Ernest Porcher, sergent du 63e, étudiés par ailleurs. Après avoir passé la journée du 8 avril dans les ruines du village de Regniéville conquis par le 78e de Guéret, le 100e de Tulle devrait reprendre l’assaut. « On veut nous faire attaquer malgré les 40 mètres de barbelés qui sont devant nous et que les obus n’ont même pas touchés » écrit le caporal Lebret, « alors il se passe ceci : que personne ne veut monter et le mot d’ordre passe de l’un à l’autre de ne pas monter ou que ce serait la mort certaine et là on voit le 3ème bataillon [du 100e] qui monte ainsi que le 63ème d’infanterie mais qui se replient aussitôt car il est impossible de s’approcher. »[32] Un autre témoignage, celui du téléphoniste Delfaud en poste dans le secteur de Flirey, va même plus loin : il note à la date du 19 avril qu’« apparaissent dans tous les régiments des signes de mécontentement et des ferments de révolte. Bref, les hommes n’ont pas voulu sortir de la tranchée. Joffre est actuellement à Boucq. » Le lendemain 20 avril, il écrit dans son carnet : « La nouvelle se confirme que systématiquement le 78e a refusé de marcher. Des hommes auraient été tués dans la tranchée à coups de révolver par les officiers. D’autre part un certain nombre d’entre eux auraient été fusillés. Le 78e a déjà refusé de marcher paraît-il dans le secteur de Régnéville. »[33] Mélange de vérités et de rumeurs, ce passage en dit long sur ce qui circule parmi les combattants du secteur.

Un commandement exaspéré

Les archives des brigades, divisions et corps d’armée qui nous concernent rendent compte du désarroi d’un commandement prompt à soupçonner une faillite de l’encadrement. À quel niveau faut-il placer la barre entre ceux qui s’en tiennent avec conviction ou volens nolens à une « posture » d’attaque à tout prix, et les officiers qu’on pourrait dire de terrain, contraints de voir les réalités en face ? On le voit par les exemples donnés plus haut, les refus d’attaquer ou de simples réticences à relancer les attaques ordonnées par l’échelon supérieur touchent jusqu’à des colonels et à quelques vareuses étoilées. En tout cas sont concernés ici des officiers d’active arc-boutés sur un état de services qui parle pour eux. Les cadres réservistes sont, sur ce point, en position de faiblesse.

Car la pression est maximale sur les officiers. Tout terrain perdu doit être repris sans délai à coups de contre-attaques, quelles que soient les conditions du moment – la même culture de la contre-attaque immédiate valant chez les Allemands. Ne pas le faire serait trahir, car il s’agit du sol de la Patrie[34]. Aucun recul n’est toléré, de toute façon, bien avant Verdun, sauf sur ordre exprès. Du côté allemand même chose : les unités qui font face aux Français autour de Regniéville et Fey-en-Haye multiplient en ce mois d’avril 1915 les assauts meurtriers destinés à reprendre les quelques centaines voire dizaines de mètres perdus et laissent des centaines d’hommes sur le terrain. Regniéville simplement encerclé par le 78e après une sanglante journée de combat ? Encore un effort ! Qu’il attaque les ruines à deux heures du matin ! En général, et c’est même leur vocation, même s’ils constatent à la jumelle dix minutes avant l’attaque, à travers les explosions, la fumée et la poussière, que le réseau de fil de fer allemand est encore intact, les officiers et adjudants chefs de section se doivent d’obéir aux ordres reçus et de crier « à l’attaque » à la minute voulue, en s’élançant les premiers, revolver au poing. Et mourir sur le glacis, salués par des citations à l’ordre de l’Armée, qui vanteront d’une part leur bravoure et leur courage et, comme un refrain, les qualités de calme et de sang-froid qu’ils ont manifestées aux pires moments de l’action. À moins, justement, qu’ils aient renoncé à donner l’ordre attendu.

Mais il y aussi le cas, tout aussi inacceptable pour le commandement, de ces officiers qui s’élancent bien à l’heure dite hors de la tranchée mais sans être suivis par leurs hommes, ce qui arrive le 19 à huit heures du matin au capitaine Dubos, un cavalier tout juste arrivé à la tête de la 5e Cie du 63e et le 7 avril au capitaine de Beaucorps, du 107e, entre autres. Du coup, tout le monde est sommé de se justifier ; les chefs de corps se voient exiger des comptes rendus quotidiens avant 18 heures, et des rapports détaillés de quatre-cinq pages ou plus à la suite de l’action entreprise[35]. Les compagnies des différents régiments se sont-elles vraiment lancées à l’assaut, les hommes, à peine sortis, se sont si vite rejetés dans la tranchée, les trous d’obus et les boyaux… Les ordres ont-ils été bien respectés ? Tout a-t-il été fait pour que l’attaque se fasse dans les meilleures conditions ? Rapport sur rapport qu’on retrouve dans les archives des brigades et des divisions. Il en est de même pour les artilleurs incapables d’installer des observatoires d’artillerie correctement camouflés, et des observateurs incapables d’orienter les tirs en fonction de la progression de l’infanterie. Les objectifs avaient-ils été bien repérés et désignés ? Comment se fait-il que les tirs soient si inefficaces ou mal ciblés, arrosant régulièrement nos propres troupes ?

Après un échec, on voit en Woëvre les échelons supérieurs se rendre directement dans les cantonnements pour interroger les hommes, les sous-officiers et les officiers inférieurs, en court-circuitant les cadres soupçonnés de faiblesse. Après une attaque allemande plus ou moins réussie, confirme le Général Bach, « le commandement, commence à s’enquérir de la façon dont les troupes se sont comportées, avec toujours en arrière-plan l’idée que si la troupe adverse a réussi son coup de main, c’est que la résistance n’a pas été déterminée »[36]. En décembre 1916, l’année de Verdun, le Général Nivelle commandant la IIe Armée note son subordonné le Général Delétoille, l’homme qui a exigé l’exécution des quatre de Flirey : « Commande le secteur du Mort-Homme [il est toujours commandant du 31e C.A.]. Y a fait des attaques, qui, bien menées, ont eu de bons résultats, mais n’ont pas été intégralement maintenues. Les troupes attaquées par l’ennemi n’ont pas montré un esprit de sacrifice bien remarquable, peut-être parce que leur éducation morale n’avait pas été l’objet de soins assidus. »[37]

Au printemps 1915, en Woëvre, on retrouve bien cette tendance au soupçon, qui dédouane les chefs de leurs responsabilités dans l’échec. Tel le sous-lieutenant du 63e qu’un officier du Génie retrouve terré dans la nuit du 5 au 6 tout près des lignes allemandes, et dénonce : ne voulait-il pas se rendre à l’ennemi ? Son colonel, Paulmier, doit intervenir pour sauver son subordonné, et il envoie en urgence un court billet au Général Cdt la 23e D.I. : à propos de ce sous-lieutenant de réserve Salmon « trouvé cette nuit près des tranchées allemandes et réconforté » par un capitaine du Génie, il insiste : « Il n’existe aucun boyau en avant de cette tranchée allant vers les réseaux allemands »[38]. Ce même Salmon, un grand blond tout juste sorti de l’École normale supérieure, sauve ainsi sa peau. Nommé lieutenant en juillet, il rassemblera les restes de deux compagnies massacrées lors de l’offensive du 25 septembre à Roclincourt, puis, capitaine, se conduira en héros à Verdun, où il sera blessé, et par la suite encore. Titulaire de quatre citations, il est admis dans l’active en 1917 et terminera sa carrière militaire comme lieutenant-colonel. Ce rescapé du soupçon sera l’un des témoins actifs et précieux de la cause des quatre fusillés de Flirey, du fait de ses états de guerre[39].

Voici un autre cas précis de refus de sortir de la tranchée trouvé dans les documents annexes du JMO du 78e RI, le 13 avril cette fois, quelques jours avant l’incident de la 5e Compagnie du 63e. L’archive est une lettre datée du 11 avril 1915, émanant du Colonel de Montluisant, ex-colonel du 78e, blessé le 21 décembre 1914 et toujours « en traitement à l’hôpital St-Joseph » à Lyon[40]. Elle est adressée à « Mr le Général Ct la 45e brigade d’infanterie. » Elle accompagne l’envoi de son long rapport sur les événements de Saint-Léonard/Reims de septembre 1914, dans lequel le 78e et le 63e furent impliqués. Il a constaté, dit-il, combien le JMO de son régiment était incomplet, et il profite de son hospitalisation pour le compléter et vanter la « brillante conduite » du capitaine Mayaud, commandant la 5e Cie du 78e. Cet officier supérieur adresse le tout, rapport et lettre, le 29 avril 1915 au Général Commandant la 45e Brigade, le Général Proye, qui formule en marge un « Avis » manuscrit : après avoir reconnu que le Capitaine Mayaud a en effet « fait preuve les 26 et 27 septembre 1914 d’énergie et d’initiative », il ajoute qu’il n’appuiera pas « la demande de Citation à l’ordre de l’Armée » formée par le colonel de Montluisant en faveur de cet officier. Il l’aurait fait si :

« … ce commandant de compagnie, profitant du manque d’énergie et de l’indécision de son Chef de Bataillon, n’avait eu un fléchissement regrettable, le 13 avril, en ne faisant pas sortir sa compagnie de la tranchée de départ pour soutenir l’attaque de la 6e compagnie engagée à sa droite, lors de l’attaque des tranchées allemandes au Nord de Flirey. Il a été ainsi cause de l’insuccès du 2e Bataillon du 78e placé à gauche de la ligne d’attaque, insuccès qui a rendu nécessaire le renouvellement de cette attaque, le 19, par un autre régiment de la Brigade désigné sans que j’aie été consulté, et qui a eu les conséquences regrettables qu’il est pénible de rappeler.

Lorsque, le 14, j’ai interrogé le Capne Mayaud, cet officier n’a donné comme raison de sa non intervention que la zone à parcourir était violemment battue par l’ennemi, et il a eu une attitude telle que j’ai compris qu’il ne voulait pas se rendre compte de la faute qu’il avait commise, de son manque de solidarité et de la responsabilité grave qui lui incombait.

Si j’avais été consulté avant l’attaque du 19, c’est la Compie Mayaud qui aurait repris cette attaque et non la Compie Dubos du 63e[41].

Je demande […] que le Capitaine Mayaud fasse oublier la mauvaise impression qu’il a produite le 13 avril. 29 avril 1915 », signé Proye.

Le sol de la Patrie ! Dans la nuit du 4 au 5 mai 1915, en Woëvre toujours, le 8e RI, régiment du Nord, qui cumulera 7 citations dont 6 à l’ordre de l’Armée, régiment qui sort tout juste de combats acharnés menés aux Éparges, se fait surprendre à deux heures du matin par une brusque attaque allemande qui suit treize heures de bombardement continu. Un désastre. Tout un bataillon est fait prisonnier ; le régiment compte plus de 1 200 « disparus », et près de 200 tués ou blessés en plus[42]. Réaction immédiate du commandement, même si rien n’en transparait dans le JMO du régiment qui n’en dit mot : « Le 8ème Régiment d’infanterie a oublié qu’en gardant la tranchée on défend la Patrie. Il n’a opposé à l’ennemi aucune résistance… [Les hommes] se sont laissés emmener prisonniers. ». Le régiment perd son drapeau, emporté au GQG, et le général ordonne qu’on ouvre des dossiers pour chacun des disparus présumés prisonniers, qui seront jugés à leur retour de captivité. Et l’on donnera au régiment l’occasion « de se réhabiliter »[43].

Faire son devoir, se racheter, racheter sa faute : des expressions entrées dans les têtes les plus humbles. Ainsi en va-t-il d’un certain Nogué, cycliste au service de santé du 12e Corps, qui écrit dans une lettre à son ami imprimeur à Bergerac, le 10 mai 1915, alors que le 63e vient de s’illustrer en réussissant un coup de boutoir localisé : « Le Xe d’infanterie [le 63e], du corps d’armée, a effectivement pris d’assaut 2 tranchées l’une de 100 mètres, l’autre de 60. Nous avons eu 3 morts seulement. Les poilus étaient véritablement emballés. Les Bavarois qu’ils avaient devant eux n’ayant pas voulu se rendre, ils les zigouillèrent tous à la baïonnette[44]. Le point intéressant c’est que le Xe dont il est question, est le même régiment dont, il y a quinze jours, une compagnie avait refusé de marcher. La compagnie fut dispersée en 30 régiments et 4 poilus, les meneurs, fusillés. Le Xe régiment vient de racheter un peu sa faute. »[45] Le 24 avril précédent, le même Nogué avait raconté à son ami un bruit de couloir concernant l’affaire dans des termes qui font le pendant de l’indignation des hommes du régiment lui-même :

« Hier 4 poilus du… regt d’infrie ont été passés par les armes. L’un d’eux disant qu’il préférait être zigouillé par les Français que par les boches. Devant les armes l’un a posé son bandeau, mais néanmoins il s’est voilé la face au dernier moment d’un geste instinctif. Triste cérémonie comme vous le pensez. »

Le remarquable annaliste du 63e – du « Six-Trois » – le Limousin Joseph Nouaillac, évoque en 1919 cette « défaillance » de la 5e Cie sur le même ton, en quelques lignes gênées, une « défaillance, qui a été expiée – quatre hommes fusillés – […] effacée par une longue série de belles actions. »[46]

La « brutalisation » en marche

Il aura donc suffi de quelques mois de guerre pour que ruraux et citadins souvent pères de famille soient plongés au quotidien dans le pire et l’impensable. Voici ces « soldats ordinaires » qu’on prétend transformer en quelques mois en légionnaires supposés s’élancer vers la mort programmée quoi qu’il en coûte, et dans les pires conditions, supposés pouvoir tout supporter sans broncher. Tous ont vu mourir depuis les drames d’août 1914 des dizaines de copains et d’amis de toujours tués les uns après les autres dans de grandes et vaines attaques, tous ont vu se décomposer sous leurs yeux les camarades de la veille, tous ont en mémoire les « massacres » vécus dans les plaines de Champagne, mais qu’y faire ? Les combattants savent qu’en face c’est un peu la même chose, mais le commandement, on le sait, veille à ce qu’aucun contact quel qu’il soit ne puisse s’établir avec les Allemands, récusant même toute idée de trêve en vue de ramasser les blessés abandonnés sur le glacis. La « brutalisation » liée à la guerre est en marche. Si les JMO signalent volontiers la prise en Woëvre de quelques prisonniers (par exemple un poste allemand de vingt-cinq hommes surpris le premier jour de l’offensive), celui de la 23e D.I. note comme une banalité, le 3 avril, que « tous les Allemands trouvés dans les tranchées ont été tués ». Comment distraire des hommes de la vague d’assaut pour emmener des prisonniers vers l’arrière ? La lutte est donc sauvage : combien de « morts pour la France » ne sont rien d’autre que des blessés ou des soldats bras levés achevés sans pitié, la remarque valant pour le camp d’en face ? Le 5 avril, vers 10 heures 15, cent-vingt à cent-cinquante hommes du 3e Bataillon du 63e parviennent à sauter dans la tranchée allemande après avoir franchi trois rangs successifs de fils de fer en réseau : « La tranchée est nettoyée à la baïonnette » précise le JMO, mais « l’ennemi résiste vigoureusement », et les Allemands se battent en désespérés. Vers le soir leur ultime contre-attaque parvient à submerger ce qui reste de la 10e Compagnie qu’on n’a pu renforcer ; « un corps à corps s’engage […], cernés par les Allemands, séparés de leurs camarades par un tir de barrage infranchissable, les soldats de la 10e compagnie fournissent une résistance désespérée et refusent de mettre bas les armes. » C’est qu’ils savent ou imaginent le sort qu’on leur réserve. À leur tour de subir la loi du talion : « L’ennemi reprend la position et jette une cinquantaine de cadavres français sur le parapet de la tranchée », ultime bras d’honneur sanglant à l’adresse de leurs adversaires, un fait qui est rapporté jusqu’aux échelons supérieurs. Le 30 avril, le sergent réserviste Ernest Porcher – « hussard noir » de la République, directeur d’école de hameau dans le civil et père de famille peu porté sur la chose militaire – peut écrire aux siens comme en passant que « les morts ne manquent pas sur le terrain et vous pensez quelle en est l’odeur avec la chaleur qui est arrivée ici » ; le 7 mai, relatant le succès de l’attaque menée par le premier Bataillon du 63e, son régiment, il mentionne « les quelques prisonniers (une dizaine) qu’on a faits » puis ajoute à la suite : « Les cadavres boches étaient par tas dans la tranchée en grande partie détruite par nos canons. Beaucoup même, étaient à moitié ensevelis sous les décombres. Il y avait même quelques blessés qui avaient le toupet de tirer encore sur les nôtres et leur affaire a été tôt réglée. Quelle sale race que ces Boches ! ».

Du coup, l’arrivée aux tranchées pour les « nouveaux » des classes 15 et 16 élevés dans le bourrage de crâne patriotard de l’arrière[47], est toujours un choc, ce que Porcher ne cache pas dans sa lettre du 30 avril : « Nos petits nouveaux de la classe 15 n’ont pas eu de chance dès leur début. Ils sont tombés juste dans une mauvaise période, et les tristes spectacles qu’ils ont eus sous les yeux ont dû leur affermir le caractère. »[48] C’est même à quarante-huit de ces jeunots tout juste arrivés au régiment, donc sans repères au sein des unités, que l’on a demandé de former les quatre pelotons d’exécution du 19 avril.

Mais la vie continue. Sur le front de la Woëvre, le même Porcher fait comme les autres : il meuble les temps morts en écrivant et en s’occupant les mains. Le 7 mai 1915 : « Dans les chaussettes, se trouve un chargeur boche au complet. J’ai gardé les cartouches pour faire un porte-plume que j’enverrai quand il sera fait. On fait ici des coupe-papiers avec la bague en cuivre qui entoure le culot des obus. C’est superbe. Si je trouve un obus tiré, j’en ferai faire un et je l’enverrai. Conservez-moi tout ce que j’envoie. » C’est un éclat d’obus qui le tuera en décembre 1917.

Le Conseil de guerre du 19 avril

En ayant tout ceci en tête, comment expliquer que la foudre soit tombée soudain sur quatre Poilus lambda de la malheureuse 5e Cie du 2e Bataillon du 63e d’infanterie ? Le JMO du 63e, pourtant si détaillé dans la description des évènements, ne dit rien de l’affaire, ne la mentionne que par le biais d’une ligne interpolée, donc rajoutée par la suite et signée d’un « approuvé l’interligne – Paulmier », qui évoque la « défaillance » de la 5e Cie ; il passe sous silence l’exécution des quatre condamnés (le 20 avril), quoique le régiment ait été contraint d’y assister pour son instruction. Rebelote pour l’exécution du soldat Voisin le 24.

Comme pour les fusillés de Souain en mars, l’affaire s’explique par l’exaspération du haut commandement, et par la volonté d’un général, en l’occurrence le Général Delétoille, commandant de ce 31e CA auquel la 45e Brigade a été « prêtée » en renfort le 10 avril. Un général qui n’est donc pas le supérieur habituel de ce régiment du 12e Corps et qui, on l’a dit, a beaucoup fréquenté ministère, cabinets et hôtels de commandement sur Paris, alors qu’il est lui-même d’origine modeste. Son collègue du 12e Corps, le général Descoings, avait de quoi partager son indignation : le colonel Campagne, dont les pages consacrées aux opérations en Woëvre sont corroborées par la documentation, livre en effet deux informations délicates, d’une part le récit d’une visite malheureuse du général commandant « le corps d’armée » (le 12e Corps, général Descoings) venu inopinément visiter les « hommes » du 2e Btn du 107e, alors que Campagne est parti « galoper à travers bois pour [se] détendre », et d’autre part le récit de l’entretien plus qu’orageux qu’il a avec le même général, à son quartier général le lendemain de l’incident. Il y a de quoi ! Le général, raconte Campagne, après avoir « fait rassembler les unités […] commente les récents incidents, en laissant échapper à notre adresse [Royé et Campagne] quelque critique. » Du coup, « cela dégénéra très vite. Quelque peu conspué », le général doit « regagner précipitamment sa voiture », son ordonnance étant plus que bousculé dans l’affaire. Convoqué, Campagne part donc au quartier général du 12e C.A., accompagné du même capitaine de Beaucorps (commandant du 2e Btn) sur le compte duquel le JMO du 126e avait ironisé, l’officier « déprimé » « à qui – dit Campagne en contre-point – son attitude personnelle aux attaques donnait beau jeu. » Le lieutenant-colonel Royé, le suspendu du 107e, est là aussi. Le ton est monté, l’altercation est violente, mais le général Descoings finit par rendre les armes : « Pauvres gens que nous sommes, dit-il, voilà ce que la guerre fait de nous ! »[49]

Après ces incidents et surtout ces échecs, les échelons Armée et Corps d’Armée, voire divisionnaire ou même brigadier, ne pouvaient pas ne pas réagir. Le 13 avril, une compagnie du 78e n’est pas sortie elle non plus, lors d’une attaque qui coûte quand même 215 hommes au régiment[50]. Le 19, le général commandant la 45e Brigade est conspué par les Poilus du 63e. Doit-on alors parler de reprise en mains ? Assurément. Quand, le 19, la 5e Cie du 63e refuse de sortir, le chef du 31e Corps, le général Delétoille tient son exemple mais, surtout, il perd tout contrôle de lui-même. On écrit parfois que le colonel Paulmier se serait mis à genoux pour sauver ses hommes et qu’à force de supplications l’entourage aurait réussi à contrer les exigences du général. En fait, sa demande initiale, exorbitante – fusiller tous les hommes de la compagnie, puis 75 seulement, puis etc. –, est simplement délirante et aberrante : comment aurait-elle pu recevoir l’aval de ses supérieurs, même réduite à dix hommes ? Elle donne la mesure du désarroi d’un chef familier des plus hauts niveaux de la hiérarchie militaire mais tenu en échec personnel par l’ennemi et par les troupes placées sous ses ordres. Un chef qui, en l’occurrence, a sûrement perdu ce jour-là toute crédibilité auprès de l’encadrement, bien qu’il ait, in fine, réussi à imposer au lieutenant-colonel Paulmier – fils de magistrat, fils d’un père qui fut président de la Cour d’Appel de Riom – une sorte de quota minimum de quatre fusillés. Morts en désespérés de l’injustice qui leur était faite, fusillés en présence de leurs camarades et de leur colonel à cheval, étranglé par l’émotion. Un colonel – assure l’un de ses supérieurs quelques jours après, en mai 1915 – qui « a par son intervention personnelle ramené à un très haut degré le moral de son Régiment un moment abaissé par une offensive malheureuse contre des défenses allemandes non détruites et par un temps épouvantable […] S’occupe beaucoup du bien-être de ses subordonnés. »[51]


[1] Général André Bach, Fusillés pour l’exemple, Paris, Tallandier, 2003 ; Nicolas Offenstadt, Les fusillés de la Grande guerre et la mémoire collective (1914-2009), Paris, Odile Jacob, 2002. On ne répétera pas ici la longue liste des travaux, ouvrages et articles consacrés aux fusillés et à l’affaire de Flirey, qui ne cesse de s’allonger.

[2] Le 138e RI (Magnac-Laval, Haute-Vienne) n’est pas représenté dans la base des fusillés fournie par le site Mémoire des Hommes. Aucun fusillé dans ce régiment ?

[3] Dossier d’Antoine Voisin, consultable sur le site internet Mémoire des Hommes. Sa fiche Mémoire des Hommes le signale cependant « Mort pour la France – tué à l’ennemi » le 5 avril…

[4] Dossier d’officier du lieutenant François Minot, 5 citations, SHD, 6 EY 57 894 : instituteur, âgé de 33 ans en 1915, il fait toute la guerre au 63e et il est nommé capitaine à titre temporaire dès le 17 juin 1915, donc peu après l’affaire. Il sera l’une des chevilles ouvrières du dossier de réhabilitation aux côtés du lieutenant Ménieux.

[5] Voir sur ce point le témoignage du lieutenant Minot, défenseur des accusés, lu par Eugène de Boever à la Conférence Molé-Tocqueville sur l’affaire des fusillés de Flirey, pages 5 et 6. Gallica.bnf.fr.

[6] Octave Léon Boutant, employé de commerce de la classe 1901, homme marié, deux enfants en 1914. Nommé adjudant dès le mois d’août, il l’est toujours au moment des faits et commande une section. Son refus ne le pénalise pas puisqu’il est nommé sous-lieutenant de réserve à titre temporaire par décision ministérielle du 3 mai 1915, avant même que le 63e RI se « rachète » par une attaque réussie début mai. Sa nomination comme lieutenant de réserve TT, dès octobre, consacre les responsabilités qu’il a su prendre lors du désastre de Roclincourt le 25 septembre. Excellent instructeur de recrues, il est apprécié de tous, et le commandant Allio, chef du Dépôt du 63e à Limoges le dit, en décembre 1917, « bon officier, énergique, sérieux, consciencieux » (dossier d’officier, SHD, 6 YE 54 486).

[7] C’est par erreur que le nom du lieutenant Ménieux, originaire de Saint-Junien en Haute-Vienne, est souvent transcrit Meynieux. Ce grand mutilé, titulaire de plusieurs citations, a été sélectionné en 2014 par le ministère de la Défense comme l’un des cent héros de la Grande guerre.

[8] Le JMO de la 45e Brigade complétant celui du 63e lui-même.

[9] Marc Delfaud, Carnets d’un hussard noir de la République, préface d’A. Prost publié sous la direction du Gl Bach, Paris, Italiques, 2009, 679 p. Voir les notes prises au cours des mois de mars et d’avril. On retrouve le même état d’esprit, mais plus sommairement exprimé, dans les carnets de guerre du jeune Ferdinand Sécher, alors caporal à la première compagnie de mitrailleuses du 63e RI, aux dates des 3, 4 et 5 avril (transcrits sur le site internet Faurillon.com).

[10] Les Éparges, publié en 1923, fait suite aux ouvrages que Maurice Genevoix a consacrés à la guerre dès 1915.

[11] Note du général Dubail au général Roques, Cdt de la 1ère Armée, 19 janvier 1915 (Les armées françaises dans la guerre, t. II, p. 487).

[12] SHD, 12e CA, 22 N 823/D2, f° 123. OPO n° 49 signé Delétoille, Cdt du 31e CA, 8 avril 1915.

[13] SHD, 12e CA, 22 N 823.

[14] SHD, 12e CA, 22 N 823, Colonel Lepelletier, Cdt p.i. l’artillerie du 12e CA, Projet d’attaque (en ce qui concerne l’artillerie), [Rapport] daté du 14 avril 1915, page 3 (numérotée 171).

[15] Dossier d’officier du général Delétoille, artilleur. SHD, 9 Yd 570. Enfant du nord, et boursier de l’État pour son trousseau de polytechnicien, il épouse une Parisienne très aisée (dot de plus de 240 000 francs or). Il est, entre autres, chef du cabinet du ministre de la guerre en juin 1911 et membre du comité technique d’État-major, après dix ans passés à l’État-major du gouverneur militaire de Paris.

[16] SHD, 22 N 823, 12e CA, carton 36, dossier 2, f° 27. OPO n° 36, 3 pages dact.

[17] Tous les passages placés en italique dans nos citations sont soulignés par nous.

[18] Chiffres donnés par le JMO du 63e en fin de 6 avril. Le JMO de la 23e Division donne pour la seule journée du 5 une perte de 16 officiers, 16 sous-officiers et 446 caporaux et soldats.

[19] SHD, 12e CA, 22 N 823/D2, f° 52. Envoyé du PC de la 23e DI.

[20] SHD, Ibid, 73e DI, ordre n° 285, f° 59.

[21] SHD, Ibid., 23e DI à 12e CA, f° 61.

[22] SHD, 12e CA, 22 N 822/D1, f° 74.

[23] SHD, 12e Corps, 22 N 822, carton 53, dossier 1, f° 149, Rapport complémentaire du Général Descoings, Commandant le 12e CA sur les journées des 6 et 9 avril [1915], 10 avril.

[24] SHD, 12e Corps, 22 N 823, message au crayon du général Arlabosse, daté de 7h35 le 6 avril. Décision prise « sur la demande instante du Lt Colonel commandant le 107e Régiment d’inf. ».

[25] SHD, 12e Corps, 22 N 822, dossier 1, f° 128, Rapport du général Descoings, Cdt le 12e CA sur la journée du 6 avril.

[26] Le colonel Campagne, antidreyfusard, sera de ceux que scandalisera l’action de la Ligue des droits de l’homme en vue de la réhabilitation des fusillés du 63e.

[27] Colonel [Louis Benjamin] Campagne, Le chemin des croix, préface de Georges Girard, Paris, Éd. J. Tallandier, 1930, pp. 101 et suiv. Renseignements biographiques fournis par Rémy Cazals sur le site du CRID. Campagne, Saint-Cyrien originaire du Pays Basque, est depuis 1908 au 107e où il est arrivé comme capitaine. Il a pris le commandement d’un bataillon en août 1914 suite à la mort de son chef. Il sera nommé colonel du 78e en avril 1917, qu’il emmènera en Italie.

[28] Les Armées françaises dans la Grand Guerre, Imprimerie nationale, 1931, t. II, p. 564.

[29] SHD, 22 N 822, 12e C.A., carton 35, doss. 1, f° 65.

[30] SHD, Ibid., Rapport relatif aux opérations du 12e corps le 8 avril, 9 avril, 5 h., f° 118-119.

[31] SHD, Ibid., dossier 5, Woëvre, projets d’attaque, avril 1915, courrier du 26 avril, p. 8 du courrier lui-même.

[32] Carnets de Léon Lebret, caporal au 100e RI de Tulle (classe 1912), transmis par son petit-fils Guy Dintrat. Site internet Chtimiste.com, n° 181, vu en octobre 2015.

[33] Marc Delfaud, op. cit., aux dates indiquées. En fait, seule une compagnie ne serait pas sortie de la tranchée.

[34] Cf le cas célèbre du lieutenant de réserve Jean Chapelant (98e RI de Saint-Étienne), condamné à mort le 11 octobre 1914 ficelé sur son brancard, accusé d’avoir capitulé en rase campagne en faisant poser les armes à ses hommes. Jamais réhabilité car officier, suppose Nicolas Offenstadt. Cf aussi le récit du capitaine Delvert, à la date du 5 juin 1916, auquel son chef de bataillon indique qu’il l’aurait « brisé » s’il avait abandonné le P1 lié au fort de Vaux avant d’être relevé (Capitaine Charles Delvert, Carnets d’un fantassin, Paris, Éditions du Mémorial, 1977 [1935], p. 167.

[35] Cf le long rapport manuscrit, presque tragique, déjà cité, du lieutenant-colonel Paulmier à son général de brigade, le 6 avril au soir, racontant en détail l’action de ses sous-ordres. SHD, 22 N 822, 12e CA, carton 35, dossier 5, Woëvre.

[36] André Bach, Fusillés…, 2013, p. 530.

[37] SHD, Dossier du général Delétoille, 9 YD 570. C’est nous qui soulignons.

[38] SHD, 12e CA, 22 N 823/D2, f° 69, billet ms du colonel Paulmier au général Cdt la 23e DI, 6 avril 1915.

[39] Robert Salmon, né en 1892 à Attichy, Oise, d’origine modeste. Registre matricule du recrutement de Beauvais, classe 1912 n° 1 325. Ce normalien n’a fait qu’un an de service militaire en 1912-1913, mais il est affecté comme sous-lieutenant dès le 2 août 1914 au 63e RI, en provenance du 117e. Son « apprentissage » se fera donc sur le tas, et il fait une nouvelle fois ses preuves de meneur d’hommes en regroupant les survivants des 3e et 4e Cies décimées dans l’assaut du 25 septembre au nord d’Arras en Artois. Il reçoit la Légion d’Honneur en 1920.

[40] Lettre du colonel de Montluisant, ex-colonel du 78e, 11 avril 1915, « en traitement à l’hôpital St-Joseph » à Lyon, adressée à « Mr le Général Ct la 45e brigade d’infanterie ». Elle accompagne l’envoi de son long rapport sur les événements de Saint-Léonard/Reims de septembre 1914. Le capitaine Mayaud était simple lieutenant lors de la mobilisation.

[41] Souligné par nous.

[42] SHD, JMO du 8e RI.

[43] SHD, 12e CA, 22 N 824/D1/9.

[44] Ce détail est corroboré point par point par la lettre d’un sergent du 63e, partie prenante dans l’attaque.

[45] AD Dordogne, 60 J 10/2, « Chronique de guerre – Janvier 1915 à mai 1915 – Lettre de P. Nogué à son ami Castanet, imprimeur à Bergerac », pièce 139.

[46] Joseph Nouaillac, Le Six-Trois au feu : Histoire du 63e Régiment d’Infanterie pendant la Guerre 1914-1919, Paris, Charles-Lavauzelle, 1919, p. 65.

[47] Le « bourrage de crâne » perdurera après la guerre à travers les historiques régimentaires publiés par les éditions Charles-Lavauzelle. Flirey, la Woëvre ? Pour l’auteur de l’historique « officiel » du 107e, paru en 1921, les hommes tuent du Boche et les assauts se font dans l’enthousiasme : « Tel était alors l’esprit militaire, malgré les fatigues et les pertes, malgré l’arrivée récente de renforts à peine amalgamés, que le danger ne comptait pour rien en face du devoir à accomplir. »

[48] Lettre à sa femme Clémence. Coll. V. Mazet.

[49] Colonel Campagne, op. cit., p. 108-110.

[50] En deux jours, les 13 et 14 avril 1915, le 78e RI perd 347 officiers et hommes de troupe tués, blessés ou disparus, dont 17 officiers et adjudants et 25 sergents. Compte établi à partir de l’État nominatif des officiers, sous-officiers et soldats… 1er janvier-20 mai 1915, Modèle A, SHD, 23e DI, 23 N 443.

[51] Appréciation portée en mai 1915 par le général commandant la 23e DI. Dossier du général Paulmier, classe 1887, 48 ans en avril 1915. SHD, 13 Yd 844.

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