Fondation Partenariale de l'Université de Limoges
       


Argentine : la longue quête des Mères de la Place de Mai

Rencontres avec Nora Cortiñas, Mère de la Place de Mai, Argentine

Compte-rendu, Hélène Castagné, Chaire d’excellence Gestion du conflit et de l’après-conflit

La venue de Nora Cortiñas en France a été conjointement organisée par le réseau ALEC, le laboratoire FRED, Université de Limoges (Dominique Gay-Sylvestre et Amandine Cerutti), le service culturel de l’Université de Limoges et la Chaire d’excellence Gestion du conflit et de l’après-conflit (Fondation de l’Université de Limoges). Elle a donné lieu à plusieurs Rencontres.

La première conférence de Nora Cortiñas s’est déroulée le mercredi 8 avril 2015 à la Bibliothèque Francophone Multimédia de Limoges, en présence d’un nombreux public. Amandine Cerutti, doctorante du laboratoire FRED, qui avait rencontré cette figure des Mères de la Place de Mai au cours de travaux de terrain, réalisés dans le cadre de ses première et seconde années de doctorat, en novembre 2012 et octobre 2013 à Buenos Aires l’a présentée et a assuré une traduction en temps réel.

Les Mères de la Place de Mai sont organisées en association depuis plusieurs années afin de peser sur le Gouvernement argentin pour obtenir des réponses aux disparitions d’enfants nombreuses pendant la « guerre sale » livrée par la dictature militaire entre 1976 et 1983.

Nora Cortiñas a remis en perspective cette sombre période de l’Argentine, le long chemin de l’association des Mères de la Place de Mai au long duquel plusieurs membres furent assassinées, leur quête incessante ainsi que son histoire personnelle. On en trouvera ci-après un compte-rendu comprenant des parties in extenso de son témoignage, rédigé au plus près de l’oralité.

« En Argentine, il y a eu une dictature civico-militaire-religieuse durant laquelle de nombreux crimes, tortures, assassinats, disparitions ont eu lieu. Pourtant, le terrorisme d’Etat a commencé en temps de gouvernement constitutionnel, avant le coup d’Etat de 1976. Il s’est mis en place avec la participation des Etats-Unis, dans les années 1970. S’est alors infiltrée la méthodologie des disparitions forcées. Les gens qui en étaient victimes, le plus souvent des jeunes, n’étaient pas responsables de cette politique, ils luttaient contre le système politique omniprésent et néocolonial. Les Etats-Unis cherchaient à créer ce système néocolonial, qui favorise les disparités et les inégalités, la pauvreté des gens. On pourrait dire que cette politique néocolonialiste a commencé en 1955 avec un bombardement sur la Place de Mai. 

Le 24 mars 1976, les forces militaires ont pris le pouvoir, et cette dictature a mis en place un système de disparitions forcées, copiées sur d’autres politiques, notamment celle de la guerre d’Algérie menée par la France. A partir de 1976, la méthodologie des disparitions forcées s’est mise en place de façon systématique et brutale. Des camps de concentration ont été créés, des camps de la mort, environ 500 en Argentine. L’un de ces camps de la mort, le plus grand et le plus symbolique était l’ESMA (Ecole Supérieure de la Marine). On considère qu’environ 5000 personnes sont passées par ces camps de la mort. A l’ESMA notamment, sont nés des enfants de femmes qui étaient enceintes avant d’intégrer ce camp. Il est impossible d’imaginer les atrocités qui se déroulaient dans ces camps : on torturait les femmes enceintes et leurs enfants à naître. Ces enfants qui naissaient dans les camps étaient volés, puis remis à des familles proches du régime, des familles de militaires, de chefs d’entreprise. Les enfants étaient privés de leur identité.

Absolument tous les hommes et toutes les femmes qui sont passés dans ces camps ont été torturés. Après, on faisait disparaître leurs corps, par l’intermédiaire des « vols de la mort » : les corps étaient mis dans un avion après qu’on leur ait injecté du pentothal, qui les rendait inconscients mais ils étaient toujours vivants. De nombreuses stratégies ont été mises en œuvre pour qu’on ne retrouve pas les corps. On attachait des pierres aux pieds de certains pour que leur corps ne remonte jamais à la surface. »

Nora Cortiñas s’est excusée de tenir ces propos très durs, mais elle a tenu à le faire « pour faire éclater la vérité au grand jour ». Elle précise qu’on lui demande souvent : « Quarante ans après la dictature, pourquoi continuer ? », ce à quoi elle réplique « il n’y a pas de pardon possible pour ce crime ». Elle fait le parallèle avec certaines personnes qui peuvent avoir perdu certains grands-parents, déportés dans les camps par les nazis. En Argentine, « pendant la dictature, » dit-elle, « c’était la même chose ».

Nora Cortiñas est mère de deux garçons, dont l’un a disparu à l’âge de 24 ans, le 15 avril 1977. Elle fait partie de l’association des Mères de la Place de Mai depuis le début, c’est-à-dire qu’elle appartient à ce que l’on nomme « la ligne fondatrice » ; en effet, à l’heure actuelle il existe deux associations divisées : l’association « ligne fondatrice » garde un regard critique sur les agissements du gouvernement, et ne reçoit pas d’aides financières de la part de ce dernier, l’autre association, quant à elle, est plus proche de Cristina Kirchner, et bénéficie d’aides gouvernementales. Cristina Kirchner, veuve du précédent chef du gouvernement Nestor Kirchner, avait toutefois eu une attitude contradictoire, en nommant à la tête de l’armée un ancien militaire des renseignements, qui aurait participé aux exactions commises pendant la dictature.

« En Argentine, on a vécu tous ces crimes. Ce sont des politiques, des méthodologies mises en place dans d’autres pays. Les Mères de la Place de Mai ligne fondatrice sont rattachées à une fédération de victimes, prisonniers, ex-détenus, de 16 pays où ces crimes ont été mis en place. Les disparus en Argentine étaient tous de jeunes avocats, médecins ou ouvriers, qui voulaient construire un monde meilleur en s’opposant au modèle américain. Toutefois, se sont des crimes qui n’ont pas eu lieu qu’en Argentine. En effet, la persécution de ces jeunes gens était favorisée par l’Opération Condor, un plan qui réunissait toutes les dictatures du Cône Sud. Si un militant cherchait à s’enfuir, il ne le pouvait pas car les pays collaboraient entre eux et il finissait par être arrêté dans l’un ou l’autre de ces Etats. »

Nora Cortiñas insiste sur le crime de la disparition forcée, qu’elle qualifie de « crime des crimes ».

« Les Mères, quand elles ont commencé leur résistance, sont allées partout, dans la rue, dans les églises, pour chercher des informations sur leurs enfants disparus. Parmi tous ces endroits, elles sont allées au Vicariat de la Marine et y ont rencontré l’évêque, qui portait une soutane et des bottes militaires. Cela illustre bien la religion en Argentine, entre Eglise et Armée. Un jour, lors d’une rencontre au Vicariat de la Marine, une Mère a l’idée de réunir toutes les femmes qui cherchaient leurs enfants, à la Place de Mai, elles voulaient être vues par les dirigeants et par tout le monde. Elles se sont réunies pour la première fois le 30 avril 1977, au début elles étaient 14.

Peu après, elles ont cherché à s’organiser, à trouver un jour pour se réunir. Elles ont choisi le samedi, mais comme tout était fermé, elles ont choisi de se réunir plutôt un jour de semaine. Le choix de ce jour s’est fait en suivant une superstition argentine : en effet, en Argentine, les jours de la semaine comme vendredi (viernes) qui comportent un « r » portent malheur, elles ont donc choisi le jeudi (jueves).

Aucun mouvement, aucun parti politique n’a autant résisté dans le temps que les Mères de la Place de Mai. Elles ont mené une résistance pendant près de quarante ans, tous les jeudis à la Place de Mai. »

« Le mouvement des Mères de la Place de Mai a grandi dans tous les sens, au nord, au sud, à l’est et à l’ouest. Les disparitions ayant lieu quotidiennement, il fallait rechercher le plus vite possible. Au milieu de l’année 1977, le mouvement des Mères de la Place de Mai commençait à être très important. Les militaires ont alors eu l’idée de l’infiltrer : Alfredo Astiz, « l’ange de la mort », a été choisi pour infiltrer le mouvement. A cette période, les Mères de la Place de Mai étaient également aidées par deux religieuses françaises, Alice Domon et Léonie Duquet. Alfredo Astiz s’est fait passer pour un frère de disparu en se faisant appeler Gustavo Nino. Les Mères, un jour, essayaient de réunir des fonds pour collecter des informations sur le sort des disparus, ce jour a scellé son infiltration dans le mouvement. Les Mères se réunissaient alors pour solliciter des fonds, le 8 décembre 1977 Alfredo Astiz a profité du fait que les Mères se réunissaient. Elles étaient alors rassemblées dans l’église de Santa Cruz, une église qui n’était pas affiliée au sommet de l’Eglise ou à la dictature. Elles devaient faire le point sur les fonds dont elles disposaient pour publier une annonce dans un journal. Alfredo Astiz avait réuni un groupe de militaires, qui s’étaient disposés discrètement autour de l’église. Il est rentré, comme s’il participait à la collecte, et il a mis en place une espèce de code en faisant un geste, par lequel il désignait les Mères que les militaires devaient séquestrer. Juste après avoir signalé les Mères qui devaient être arrêtées, les militaires les ont capturé à leur sortie de l’église, pour les emmener dans les camps. Parmi elles, se trouvaient deux membres fondatrices et une des religieuses, Alice Domon. Le jour suivant, où l’annonce des Mères allait apparaître dans le journal, les militaires ont séquestré une autre des membres fondatrices et la deuxième religieuse française, Léonie Duquet. Les deux religieuses n’ont jamais été reconnues en tant que victimes. Ces femmes ont été victimes des vols de la mort, jetées dans le Rio de la Plata. On le sait car certains des corps sont apparus sur les côtes, et ont pu être identifiés après quelques jours. Ces religieuses et les Mères de la Place de Mai qui étaient séquestrées ont pu être identifiées et incinérées.

Santa Cruz était une église à part. Il existe de vraies différences internes dans l’Eglise en Argentine : d’un côté, une Eglise proche des pauvres et solidaire, et de l’autre, une Eglise beaucoup plus puissante, au sommet, qui collabore avec la dictature. Certains prêtres de cette église ont même été envoyés dans les camps de concentration ou de détention, et utilisés pour inciter les détenus à parler. Ces prêtres étaient aussi impliqués dans la politique de vol d’enfants. Ils n’ont eu ni remords, ni sentiment de culpabilité. Un seul religieux, pour ne pas dire mafieux, a été condamné pour ce qu’il a fait. Le reste n’a jamais été condamné. Les Mères qui cherchaient leurs enfants disparus ont elles aussi été dans ces camps. »

« Les Mères de la Place de Mai prennent part à toutes les causes du monde liées aux Droits de l’Homme. En Argentine, encore aujourd’hui, le gouvernement néglige des populations vulnérables comme les communautés indigènes. Les Mères de la Place de Mai les protègent et les soutiennent. Elles défendent aussi des causes liées aux droits sociaux, au droit du travail.

Depuis 16 ans, je travaille avec le Prix Nobel de la Paix sur la dette externe. Quand la dictature a commencé, l’Argentine avait une dette de 6 millions de dollars. Les militaires et certains civils ont commencé à exiger de l’argent pour financer les camps de concentration, la torture à l’électricité qu’ils faisaient subir aux détenus… Pour cacher ce qui se passait, en 1998, l’Argentine a organisé un grand mondial de football. Cela a permis de voler l’argent de ceux qui croyaient à cette histoire et surtout de cacher ce qui se passait dans le pays. Le peuple n’est pas responsable de cette dette, ce sont les chefs d’entreprise et les militaires. Chaque dollar ajouté à la dette est un enfant qui meurt de faim. La dette est une plaie, un crime économique dont le peuple n’est pas responsable. Les Etats-Unis demandent des comptes à l’Argentine. C’est un sujet très douloureux car c’est la dictature qui est responsable de cette dette. On a l’impression que plus on paye, plus on doit. Le peuple a déjà assez payé, et ne doit rien payer de plus. La dette se ressent par la faim et la misère dans le pays. »

Plusieurs questions émanant de la salle permirent d’approfondir certains aspects du récit de Nora Cortiñas.Madres_de_Plaza_de_Mayo_(1)

Question : « Pourquoi appelle-t-on parfois les Mères de la Place de Mai les « folles de la Place de Mai » ? »

Réponse : « Cela vient d’un journaliste français, qui avait demandé aux militaires qui étaient ces femmes qui manifestaient, ces derniers ont répondu qu’il s’agissait d’une bande de folles. »

Question : « Les Argentins savent-ils tous ce qui s’est passé ? Connaissent-ils l’histoire récente de leur pays ? »

Réponse : « Les jeunes en général et tout le monde sait ce qui s’est passé. Il existe une certaine éducation à cette histoire, beaucoup d’œuvres qui en découlent comme des romans ou des pièces de théâtre. L’école aussi est un lieu où on éveille les consciences à ce passé traumatique.

De plus, des avancées ont été faites par les gouvernements récents. Je précise que je ne suis affiliée à aucun parti politique. Une commission a été créée, il y a eu un procès des militaires mais il s’est avéré très décevant. Ce procès aux juntes a été un faux espoir, les militaires de la Marine, de l’Armée de terre et de l’air se sont rebellés pour négocier leur impunité et Alfonsín a cédé finalement. Plusieurs gouvernements constitutionnels se sont succédés mais n’ont rient fait. En 2003, avec Nestor Kirchner, il y a eu des progrès de faits par rapport à l’impunité, c’était une nouvelle étape. Il y a encore des procès aujourd’hui, y sont jugés des auteurs de crimes contre l’humanité. Les témoins sont très courageux et ont un rôle important ; il existe des juges et des avocats qui veulent faire avancer les choses. On a une justice bancale, mais on a une justice. »

Question : « Des gens ont-ils survécu à ces camps de la mort ? »

Réponse : « Oui, les survivants sont courageux et généreux, grâce à eux les procès peuvent avancer car ils ont le courage de venir témoigner devant leurs bourreaux. »

Question : « Quel a été le rôle du Pape pendant la dictature ? »

Réponse : « Je suis catholique de tradition et par culture, mais quand ils ont enlevé mon fils j’ai perdu la foi. Le Pape faisait partie de cette Eglise « à gros ventre », riche et vivant dans le luxe. Le Pape a eu des comportements de religieux envers les pauvres à l’époque où il était évêque, mais il n’a jamais défendu les familles de victimes, il n’est jamais allé à une manifestation par rapport aux disparus. Le nouveau Pape a l’occasion d’assurer la paix, il doit le faire et c’est son devoir. »

Question : « Qu’en est-il de la politique de vol d’enfants ? Ces personnes finissent-elles par retrouver leur identité ? »

Réponse : « Les recherches se font par le biais d’un test ADN, il existe une banque de données génétiques, créée au milieu des années 1980 et qui permet d’identifier des enfants volés. »

Question : « Retrouve-t-on encore, à l’heure actuelle, des ossements ou des corps ? »

Réponse : « Oui, mais après quarante ans, c’est de plus en plus compliqué. »

Question : « Vous sentiriez-vous plus tranquille si vous connaissiez la vérité quant au sort de votre fils disparu ? »

Réponse : « La vérité est essentielle. Je m’imagine forcément le pire. Je ne pardonne pas, je n’oublie pas et je ne me réconcilie pas avec les auteurs de crimes de masse. »

La deuxième rencontre avec Nora Cortiñas a eu lieu le jeudi 9 avril 2015 et s’est tenue à la Faculté des lettres et des sciences humaines de Limoges. La manifestation a été introduite par Philippe Allée, Doyen de la Faculté hôte. Cette conférence débat était intitulée « Pouvoirs politiques et droits de l’Homme en Amérique Latine ».


Crédits photo : Nora Cortinas © IiRCO, Madres de Plaza de Mayo (Línea Fundadora), Mothers of Plaza de Mayo (Foundation Line), Oct 2006, Roblespepe, The white shawl of the Mothers of the Plaza de Mayo, painted on the floor in Buenos Aires, Argentina, Picture taken by a user of the b612 blog.

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