Daniel Kuri, Dieudonné à l’épreuve de la Cour européenne des droits de l’Homme, commentaire sur la décision M’bala M’bala (Dieudonné) c/ France du 10 novembre 2015
Dieudonné à l’épreuve de la Cour européenne des droits de l’Homme, commentaire sur la décision M’bala M’bala (Dieudonné) c/ France du 10 novembre 2015
Daniel Kuri, Maître de conférences en droit privé, Université de Limoges (O.M.I.J.) EA 3177
Nous avons déjà abordé dans ces colonnes les démêlés de Dieudonné avec la justice[1] et ses condamnations pour propos négationnistes[2], soit directement pour contestation de crimes contre l’humanité[3], soit le plus souvent pour « injure » à caractère raciste[4].
On rappellera que Dieudonné a également été condamné pour des affirmations apologétiques au sujet du Troisième Reich[5]. Enfin – et c’est le signe de l’extrême confusion intellectuelle de Dieudonné sur le Troisième Reich, sa politique d’extermination des Juifs d’Europe et plus spécialement la question des chambres à gaz – celui-ci a été récemment condamné pour apologie et contestation de crimes contre l’humanité[6] !
Cette saga judiciaire vient de s’enrichir d’un épisode notable. En effet, la Cour européenne des droits de l’Homme estime, dans sa décision M’bala M’bala c/ France du 10 novembre 2015[7], qu’en vertu de l’article 17 (interdiction de l’abus de droit) de la Convention[8], Dieudonné ne peut bénéficier de la protection de l’article 10 (liberté d’expression) de la Convention pour des propos négationnistes tenus lors d’un « spectacle », en présence de R. Faurisson, lesquels avaient entrainé sa condamnation pénale pour injure publique. La Cour rejette en conséquence la requête de Dieudonné contre la France « comme étant incompatible rationae materiae avec les dispositions de la Convention […] » (§ 42).
Après avoir rappelé que la Cour ne protège pas le « spectacle » négationniste et antisémite de Dieudonné (I), nous reviendrons sur l’intérêt essentiel de la décision : l’interprétation extensive proposée par la Cour de la clause de l’abus de droit énoncée à l’article 17 de la Convention aux faits qui intéressent l’Holocauste[9] et sa négation (II).
I. La Cour ne protège pas le « spectacle » négationniste et antisémite de Dieudonné
Les faits, à l’origine de la saisine de la Cour, se sont déroulés à l’occasion d’une représentation du pseudo-spectacle « J’ai fait l’con » donné par Dieudonné fin 2008.
En préambule à la représentation du 26 décembre 2008, Dieudonné indiquait à son public l’intention qui l’avait guidé pour son nouveau « spectacle ». Relevant que le précédent « spectacle » qu’il avait donné dans la même salle avait été qualifié par Bernard-Henri Lévy de « plus grand meeting antisémite depuis la Seconde Guerre mondiale », il indiquait au public qu’il fallait qu’« il fasse mieux » qu’en cette occasion. Dieudonné exposait encore que son objectif ultime est de « leur glisser une quenelle comme y fallait ».
En l’occurrence, Dieudonné n’avait rien trouvé de mieux, « pour faire rire », que d’inviter à son « spectacle » le 26 décembre 2008 le négationniste R. Faurisson pour lui remettre « le prix de l’infréquentabilité et de l’insolence ». Sur fond de vulgarité absolue, une personne vêtue d’un pyjama à carreaux (« son habit de lumière » selon Dieudonné), avec une étoile juive, remettait à R. Faurisson un objet avec trois pommes (le public criant alors « Faurisson a raison », « Il a gagné »). Dieudonné tenta certes, pour justifier ce « spectacle », d’avancer l’aspect « médiatique » de R. Faurisson[10] mais, après sa condamnation par le TGI de Paris le 27 octobre 2009 à 10 000 euros d’amende pour « injure » à caractère raciste, il « jeta le masque » par des propos terribles tenus lors d’un nouveau « spectacle » : « Tout ça pour une histoire de chambre à gaz ! »[11], ainsi que par des paroles sidérantes sur Bernard-Henri Lévy : « Quand tu entends BHL, tu te dis que si, lui est philosophe, peut-être que les chambres à gaz n’ont pas existé ». La Cour d’appel de Paris, le 17 mars 2011[12], confirma en tout point la décision des premiers juges en relevant avec force dans ses motifs que « si M. M’bala M’bala [Dieudonné] revendique sa liberté d’expression et, en quelque sorte, l’immunité [de l’humoriste], ces droits, essentiels dans une société démocratique, ne sont pas sans limites ». La Cour considéra avec pertinence qu’il en est ainsi « lorsqu’est en cause le respect de la dignité humaine, […] et lorsque les actes de scène […] ne présentent plus le caractère d’un spectacle ». La Cour de cassation, le 16 octobre 2012[13], en rejetant le pourvoi en cassation de Dieudonné, rendit définitive la condamnation prononcée par les juges du fond dans cette affaire. Le rejet est d’autant plus ferme que la Haute juridiction, reprenant longuement les motifs de la Cour de Paris, les trouva « exempts d’insuffisance comme de contradiction ». Par ailleurs, la chambre criminelle considéra que la décision des magistrats parisiens était justifiée « au regard des dispositions de l’article 23 de la loi du 29 juillet 1881 et des dispositions conventionnelles ». Cette invocation du droit européen par la chambre criminelle, à égalité avec le droit français, est bien évidemment particulièrement intéressante.
Ainsi, à l’occasion de cette affaire, les juges avaient donc refusé de la façon la plus ferme toute révision directe ou indirecte de l’Holocauste[14].
À la suite de cet arrêt, Dieudonné fit une requête contre la France devant les juges européens alléguant que sa condamnation pour injure publique contrevenait aux articles 7 (pas de peine sans loi) et 10 (principe de la liberté d’expression) de la Convention (§ 24).
Maîtresse de la qualification juridique des faits, la Cour estime que l’affaire doit être examinée à la lumière du seul article 10 de la Convention (§ 25).
Examinant de façon particulièrement minutieuse la requête de Dieudonné au regard de l’article 10 de la Convention, la Cour va tout d’abord rappeler les principes généraux relatifs à la liberté d’expression. Elle va ensuite appliquer ces principes au cas d’espèce.
Concernant la liberté d’expression, la Cour rappelle que sa jurisprudence a consacré « le caractère éminent et essentiel de celle-ci dans une société démocratique »[15]. La protection conférée par l’article 10 s’appliquant « également à la satire […] ». La Cour note à cet égard qu’« il faut examiner avec une attention particulière toute ingérence dans le droit d’un artiste à s’exprimer par ce biais » (§ 31).
Cependant, la Cour relève que « [sa] jurisprudence a également défini les limites de la liberté d’expression » (§ 32)[16]. En particulier, la Cour a jugé qu’un « propos dirigé contre les valeurs qui sous-tendent la Convention » se voit soustrait par l’article 17 à la protection de l’article 10 (§ 33)[17]. À ce sujet, la Cour rappelle que dans l’affaire Garaudy, où celui avait été condamné pour avoir dans un ouvrage remis en cause de manière systématique des crimes contre l’humanité commis par les nazis envers la communauté juive, la Cour avait conclu « à l’incompatibilité rationae materiae avec les dispositions de la Convention du grief qu’en tirait l’intéressé sur le terrain de l’article 10 ». Selon la Cour, les juges dans l’affaire Garaudy ont fondé cette conclusion sur le constat que la plus grande partie du contenu et la tonalité générale de l’ouvrage du requérant, et par conséquent son « but », avaient un caractère négationniste marqué et allaient de ce fait à l’encontre des valeurs fondamentales de la Convention que sont la justice et la paix ; les juges ont ensuite déduit de ce constat que le requérant tentait de détourner l’article 10 de sa vocation en utilisant son droit à la liberté d’expression à des fins contraires à la lettre et à l’esprit de la Convention (§ 33).
De même, la Cour relève que la Commission européenne des droits de l’Homme était parvenue à la même conclusion s’agissant de l’auteur d’une publication qui, sous couvert d’une démonstration technique, visait en réalité à remettre en cause l’existence de l’usage de chambres à gaz pour une extermination humaine de masse (§ 33)[18].
Enfin, la Cour ajoute que dans d’autres décisions, notamment dans les affaires Norwood c/ Royaume-Uni[19] et Ivanov c/ Russie[20], qui concernaient l’usage de la liberté d’expression dans des buts respectivement islamophobe et antisémite, la Cour a utilisé l’article 17 pour déclarer irrecevables des requêtes dont les auteurs alléguaient une atteinte à leur droit à la liberté d’expression (§ 33).
Ayant précisé les principes généraux relatifs à la liberté d’expression, la Cour va les appliquer au cas d’espèce.
À ce sujet, la Cour note tout d’abord que les juridictions internes ont condamné le requérant pour injure raciste. Les juges européens soulignent, à ce propos, que les juges français « ont constaté que Dieudonné avait honoré publiquement une personne connue pour ses thèses négationnistes et lui avait fait remettre, par un comédien caricaturant un déporté juif, un objet ridiculisant un symbole de la religion juive, après avoir annoncé en préambule [de son « spectacle »] son désir de ‘faire mieux’ que lors d’un précédent spectacle […] » (§ 34). Les juges de Strasbourg rappellent aussi que les juges nationaux « ont considéré que cette scène présentée par le requérant comme une ‘quenelle’ […] était adressée aux personnes d’origine ou de confession juive dans leur ensemble » (§ 34).
La Cour estime ensuite qu’elle peut partager ce constat des juges internes en ce qui concerne l’appréciation des faits. La Cour prend d’ailleurs soin de préciser qu’« en particulier, elle n’a aucun doute quant à la teneur fortement antisémite du passage litigieux du spectacle du requérant » (§ 35)[21].
La Cour observe par ailleurs que Dieudonné, loin de se désolidariser du discours de R. Faurisson, soutient que ce dernier n’aurait tenu aucun propos révisionniste à cette occasion (§ 36). La Cour va s’opposer avec force à cet argument et considérer qu’« au contraire […] le fait de qualifier d’‘affirmationnistes’ ceux qui l’accusent d’être négationniste, a constitué pour R. Faurisson une intention claire à mettre sur le même plan des ‘faits historiques clairement établis’ et une thèse dont l’expression est prohibée en droit français et se voit soustraite par l’article 17 à la protection de l’article 10 » (§ 36)[22]. À cet égard, la Cour remarque que l’invitation faite au public d’orthographier le mot « affirmationnistes » librement avait manifestement pour but, au moyen d’un jeu de mots, d’inciter le public à considérer les tenants de cette vérité historique comme étant animés par des motivations « sionistes », « ce qui renvoie à un argumentaire que l’on peut retrouver dans des thèses négationnistes » (§ 36). La Cour relève encore que « la désignation du costume de déporté par l’expression ‘habit de lumière’ témoignait a minima d’un mépris affiché par le requérant à l’égard des victimes de la Shoah, ajoutant ainsi à la dimension offensante de l’ensemble de la scène » (§ 36).
La Cour rappelle enfin – de façon plus générale et à des fins méthodologiques – que, dans le cadre de l’article 10 de la Convention, il convient d’examiner les propos litigieux à la lumière des circonstances et de l’ensemble du contexte de l’affaire (§ 37). À cet égard, la Cour dit ne pas partager l’argument du requérant selon lequel les juges ont mésinterprété le « sketch » au premier degré, sans rechercher les éléments d’une interprétation contraire (§ 37). La Cour remarque, à ce sujet, que « l’intéressé est un humoriste ayant marqué son fort engagement politique […] ». Elle constate également, qu’au moment des faits litigieux, Dieudonné avait déjà été condamné pour injure raciale (§ 37)[23]. En définitive, la Cour estime que « les éléments du contexte, pas plus que les propos effectivement tenus sur scène, n’étaient de nature à témoigner d’une quelconque volonté de l’humoriste de dénigrer les thèses de son invité ou de dénoncer l’antisémitisme » (§ 37). Elle relève même que, au contraire, le comédien jouant le rôle du déporté a lui-même déclaré ne pas avoir été surpris par la décision de faire monter sur scène R. Faurisson compte tenu des choix et des amitiés du requérant (§ 37). Enfin, la Cour observe que les réactions du public, de soutien bruyant à R. Faurisson, montrent clairement que « la portée antisémite et révisionniste de la scène a été perçue par les spectateurs […] » (§ 37).
La Cour va cependant, dans son analyse des propos contestés, particulièrement prendre en compte le fait que Dieudonné ne se soit pas expliqué devant la Cour sur son désir, annoncé en préambule de la scène litigieuse, de surpasser son précédent « spectacle » ; lequel aurait été qualifié de « plus grand meeting antisémite depuis la dernière guerre mondiale »[24] (§ 38). La Cour observe que cette indication a nécessairement orienté la perception par le public de la suite de la représentation. Ainsi, selon les juges, « [la scène litigieuse] ne pouvait être interprétée qu’en tenant compte de la volonté exprimée par son auteur ‘de faire mieux’ en matière d’antisémitisme » (§ 38). La Cour relève, de plus, que devant les juridictions internes, le requérant s’est contenté de faire allusion à ce préambule en invoquant l’excuse de provocation pour justifier l’injure raciste pour laquelle il était poursuivi. Il avait, d’ailleurs, repris ce même argument dans sa requête en indiquant avoir répondu à la « provocation » d’un contradicteur (§ 38).
En conclusion de son examen des propos incriminés, la Cour juge, « […] à l’instar de la Cour d’appel, [qu’à l’occasion de la scène litigieuse], la soirée avait perdu son caractère de spectacle de divertissement pour devenir un meeting » (§ 39). En conséquence, « le requérant ne saurait prétendre […] avoir agi en qualité d’artiste ayant le droit de s’exprimer par le biais de la satire, de l’humour et de la provocation » (§ 39). En effet, Dieudonné, « sous couvert de représentation humoristique […] », valorisait le négationnisme « à travers la place centrale accordée à Robert Faurisson et dans la mise en position avilissante des victimes juives des déportations face à celui qui nie leur extermination » (§ 39). La Cour voit dans tout cela « une démonstration de haine et d’antisémitisme, ainsi que la remise en cause de l’Holocauste ». Elle déclare enfin qu’« elle ne saurait accepter que l’expression d’une idéologie qui va à l’encontre des valeurs fondamentales de la Convention […] soit assimilée à un spectacle, même satirique ou provocateur, qui relèverait de la protection de l’article 10 de la Convention » (§ 39).
En outre, la Cour souligne que « si l’article 17 de la Convention a en principe été jusqu’à présent appliqué à des propos explicites et directs, qui ne nécessitaient aucune interprétation, elle est convaincue qu’une prise de position haineuse et antisémite caractérisée, travestie sous l’apparence d’une production artistique, est aussi dangereuse qu’une attaque frontale et abrupte » (§ 40)[25]. Ainsi, selon les juges « [cette prise de position] ne mérite donc pas la protection de l’article 10 de la Convention ».
La Cour précise que les faits litigieux, « tant dans leur contenu que dans leur tonalité générale, et donc dans leur but, ont un caractère négationniste et antisémite marqué » et « que le requérant tente de détourner l’article 10 de sa vocation en utilisant son droit à la liberté d’expression à des fins contraires au texte et à l’esprit de la Convention et qui, si elles étaient admises, contribueraient à la destruction des droits et libertés garantis par la Convention » (§ 41)[26].
En conséquence, la Cour estime qu’en vertu de l’article 17 de la Convention, le requérant ne peut bénéficier de la protection de l’article 10 de la Convention. La requête est donc rejetée car étant incompatible rationae materiae avec les dispositions de la Convention (§ 42)[27]. La Cour, à la majorité, déclare donc la requête irrecevable.
Après ce rappel, selon lequel la Cour ne protège pas le « spectacle » négationniste et antisémite de Dieudonné, il convient de souligner que l’intérêt essentiel de la décision réside dans l’interprétation extensive proposée par la Cour de la clause de l’abus de droit – énoncée à l’article 17 de la Convention – à propos des faits qui intéressent l’Holocauste et sa négation.
II. L’interprétation extensive de la Cour concernant la clause de l’abus de droit énoncée à l’article 17 de la Convention à propos des faits qui intéressent l’Holocauste et sa négation
L’apport majeur de la décision se traduit par le fait que la Cour a une interprétation libérale de ce texte conventionnel[28], au sujet de propos haineux et antisémites en rapport avec l’Holocauste et sa négation tenus lors d’une manifestation prétendument artistique.
Force est de constater que la Cour évoque implicitement cette interprétation en affirmant qu’« […] elle est convaincue qu’une prise de position haineuse et antisémite caractérisée, travestie sous l’apparence d’une production artistique, est aussi dangereuse qu’une attaque frontale et abrupte » (§ 40).
La Cour note, d’ailleurs, qu’elle avait « […] jusqu’à présent appliqué [l’article 17] à des propos explicites et directs, qui ne nécessitaient aucune interprétation […] » (§ 40).
Ainsi, à propos de l’écrivain négationniste Garaudy, la Cour, dans sa décision Garaudy c/ France du 24 juin 2003[29], exploitant un « obiter dictum » de l’arrêt Lehideux et Isorni c/ France du 23 sept. 1998[30], avait utilisé l’article 17 à fin d’interdire à un auteur, condamné en application de la loi « Gayssot » en raison de la publication d’un ouvrage contestant l’extermination systématique et massive des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, d’invoquer l’article 10 de la Convention.
Fidèle à ce principe, la Cour avait souligné dans sa décision Gollnisch c/ France du 7 juin 2011[31], rendue à propos d’une sanction disciplinaire infligée à B. Gollnisch pour des propos ambigus sur les chambres à gaz, « qu’il ne fait aucun doute que tout propos dirigé contre les valeurs qui sous-tendent la Convention se verrait soustrait par l’article 17 à la protection de l’article 10 » ; en l’espèce, toutefois, « la Cour n’[estimait] pas nécessaire de se prononcer sur ce point dès lors que le grief tiré de la violation de l’article 10 [était] lui-même irrecevable »[32].
Ainsi, la Cour ajoute – à cette jurisprudence désormais classique sur l’Holocauste – une interprétation libérale de l’application de l’article 17 à propos de l’Holocauste et de sa négation lorsque, par exemple, ces questions tragiques sont évoquées de façon polémique dans un pseudo-spectacle.
Cette position de la Cour ne doit cependant pas faire oublier que, encore récemment, la Grande Chambre a rappelé dans l’arrêt Perinçek c/ Suisse du 15 octobre 2015[33] que « l’article 17 ne s’applique qu’à titre exceptionnel et dans des hypothèses extrêmes » (§ 114)[34]. Comme le souligne également la Grande Chambre : « Dans les affaires relatives à l’article 10 de la Convention, ce texte [l’article 17] ne doit être employé que s’il est tout à fait clair que les propos incriminés visent à faire dévier cette disposition de sa finalité réelle par un usage du droit à la liberté d’expression à des fins manifestement contraires aux valeurs de la Convention » (§ 114)[35].
Abordant l’examen de la requête de M. Perinçek sous l’angle de l’article 10 de la Convention, la Cour rappelle cependant que « la question déterminante sur le terrain de l’article 17 [est] de savoir si les propos du requérant avaient pour but d’attiser la haine ou la violence […] » (§ 115 et 231). À cet égard, la Grande Chambre a considéré que les propos de M. Perinçek sur la tragédie du peuple arménien concernaient une question d’intérêt public (§ 231) et n’étaient pas assimilables à un appel à la haine ou la violence envers les Arméniens (§ 233, 234 et 239)[36]. Elle décide, en conséquence « par treize voix contre quatre, qu’il n’y a pas lieu d’appliquer l’article 17 de la Convention »[37].
Mais la Grande Chambre prend toutefois grand soin de rappeler que, dans les affaires concernant des propos relatifs à l’Holocauste, elle a – pour des raisons tenant à l’histoire et au contexte – invariablement présumé que ceux-ci pouvaient être regardés comme une forme d’incitation à la haine ou à la violence (§ 234)[38]. La Haute juridiction estime, de ce point de vue, que la pénalisation de la négation du génocide des Juifs par les nazis peut toujours se justifier, car « [cette] négation, même habillée en recherche historique et impartiale, traduit invariablement une idéologie antidémocratique et antisémite » (§ 243).
Ainsi, selon la Grande Chambre, l’Holocauste continue à bénéficier d’un statut particulier qui n’est pas transposable à d’autres évènements ou situations.
À cet égard, dans l’arrêt Leroy c/ France du 2 octobre 2008[39], où les faits pouvaient présenter une certaine proximité avec les faits de la présente espèce – en raison de la volonté provocatrice des requérants –, la Cour avait rejeté l’exception d’irrecevabilité opposée par le gouvernement français qui soutenait que l’apologie de terrorisme relevait de l’article 17 au même titre que le négationnisme. La Cour estimait, en particulier, que le dessin litigieux « ne vise pas la négation des droits fondamentaux et n’a pas d’égal avec des propos dirigés contre les valeurs qui sous-tendent la Convention tels que le racisme, l’antisémitisme (Garaudy, précité […]) ou l’islamophobie […] » de sorte que « le dessin litigieux et le commentaire qui l’accompagne ne constitue pas une justification à ce point non équivoque de l’acte terroriste qui les feraient échapper à la protection garantie par l’article 10 de la liberté de la presse » (§ 27).
Ainsi, dans la continuité de cette jurisprudence qui réserve l’application de l’article 17 à « la négation des droits fondamentaux » et aux « propos dirigés contre les valeurs qui sous-tendent la Convention », la Cour, dans la présente décision, considère que la négation de l’Holocauste – qu’elle résulte de « propos explicites et directs, qui ne [nécessitent] aucune interprétation » ou à l’inverse de propos implicites et indirects qui exigent une interprétation – implique l’application directe de l’article 17 de la Convention.
En définitive, la négation de l’Holocauste, sous toutes ces formes, est un véritable fil d’Ariane pour l’application de l’article 17 de la Convention.
La Cour réaffirme donc, à l’occasion de cette décision, son extrême vigilance sur tout ce qui intéresse l’Holocauste et sa négation.
Au-delà du cas de Dieudonné, la décision des juges européens est aussi indéniablement intéressante pour ses conséquences pratiques considérables à l’encontre de tous ceux qui profèrent des affirmations antisémites, négationnistes et révisionnistes.
Ainsi, suite aux « nouvelles » assertions négationnistes de R. Faurisson selon lesquelles il « n’a existé aucun camp d’extermination »[40], le TGI de Paris devrait se prononcer prochainement en connaissance de cause de cette importante décision.
De même, J.-M. Le Pen – de nouveau cité à comparaître en justice « pour contestation de crimes contre l’humanité » pour avoir réaffirmé que les chambres à gaz étaient un « détail » de la Deuxième Guerre mondiale – sera également jugé au regard de cette jurisprudence[41].
Ces personnages, habitués des procédures judiciaires, auront ici la confirmation que la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales ne protège pas de tels propos quels que soient le contexte ou les circonstances dans lesquels ceux-ci sont prononcés.
Paradoxe étonnant – au moment où certains contestent encore ces crimes ou en minimisent la portée ou en font des « spectacles » – Oskar Gröning, surnommé « le comptable d’Auschwitz », condamné par le Tribunal de Lünebourg (Basse-Saxe) le 15 juillet 2015, pour avoir, de 1942 à 1944, participé aux massacres de 300 0000 juifs à Auschwitz, en travaillant sur « la rampe de sélection », avait reconnu une « faute morale » et avait présenté à plusieurs reprises ses excuses aux familles des victimes[42][43].
[1] D. Kuri, « Les séquelles de la Deuxième Guerre mondiale dans les balances de la Justice », I, A, site http://fondation.unilim.fr/chaire-gcac/2014/04/09/daniel-kuri-les-sequelles-de-la-deuxieme-guerre-mondiale-dans-les-balances-de-la-justice/
[2] On rappellera pour mémoire que le « négationnisme » est un néologisme créé par H. Rousso en 1987 pour dénoncer l’amalgame fait par certains individus entre la révision qui fonde la libre recherche en histoire et l’idéologie consistant à nier ou minimiser de façon caricaturale l’Holocauste. Ces personnes s’intitulaient en effet elles-mêmes « historiens révisionnistes » et n’avaient pas hésité à appeler une de leurs principales revues : « La révision ».
[3] Voir à ce propos TGI de Paris, 12 février 2014, qui avait ordonné à Dieudonné de retirer deux passages de la vidéo « 2014 sera l’année de la quenelle » diffusée sur le site YouTube. Le Tribunal avait estimé que le premier passage constituait une contestation de crime contre l’humanité (Dieudonné s’adressait à A. Klarsfeld en lui déclarant « Moi les chambres à gaz j’y connais rien, si tu veux vraiment je peux t’organiser un rencart avec Robert ») et le second une provocation à la haine raciale. Selon le président de l’Union des étudiants juifs de France (UEJF), cette décision serait la première à condamner Dieudonné pour contestation de crimes contre l’humanité, site http://tempsreel.nouvelobs.com/justice/20140212. Le Tribunal correctionnel de Liège (Belgique) a également condamné Dieudonné, le 25 novembre 2015, à deux mois de prison ferme et 9 000 euros d’amende, pour notamment, l’infraction de « négationnisme », www.huffingtonpost.fr/dieudonne-prison-tribunal-belgique-liege.
[4] On peut à ce sujet rappeler que les propos négationnistes de Dieudonné ont déjà été sanctionnés, sous couvert d’autres motifs, par les juges ; en ce sens Cass. crim., 16 octobre 2012, Bull. crim., n° 217 (« injure » à caractère raciste pour un « spectacle » fait en présence de R. Faurisson ridiculisant les déportés juifs) ; égal. CA de Paris, 26 juin 2008, décision inédite, n° 07/08889 (« injure raciale » pour avoir qualifié de « pornographie mémorielle » la mémoire de la Shoah). Dans cette dernière affaire, les poursuites avaient été initialement faites pour contestation de crimes contre l’humanité. Voir sur ces affaires notre étude précitée, « Les séquelles de la Deuxième Guerre mondiale dans les balances de la Justice », I, A.
[5] En ce sens, TGI de Paris, 19 mars 2015, www.huffingtonpost.fr/news/dieudonne. En effet et contrairement à ses dires habituels, Dieudonné a paradoxalement reconnu l’existence des chambres à gaz à l’occasion de ses propos contre le journaliste P. Cohen. Dieudonné avait en effet déclaré lors de son pseudo-spectacle « Le Mur », en novembre 2013 : « Quand je l’entends parler, Patrick Cohen, je me dis, tu vois, les chambres à gaz… Dommage ». Le TGI de Paris, le 19 mars 2015, avait condamné avec une grande fermeté ces propos inqualifiables pour « incitation et provocation à la haine raciale » mais comme nous l’avons déjà souligné, sous ce motif, le Tribunal avait de fait sanctionné Dieudonné pour une apologie implicite de crimes contre l’humanité. Ces mêmes paroles avaient d’ailleurs déclenché le processus d’interdiction du spectacle « Le Mur ». Voir sur ces questions notre article « La question de l’apologie de crimes contre l’humanité (suite de la suite…) – Le cas Dieudonné » site http://jupit.hypotheses.org/
[6] Le TGI de Paris, le 4 mars 2015, a interdit l’exploitation commerciale du DVD du spectacle « Le Mur » pour, notamment, ces motifs, cf. notre article précité.
[7] Cour EDH, décision M’bala M’bala c/ France, 10 novembre 2015, Req. 25239/13, note X. Bioy, « Affaire Dieudonné : l’unisson franco-européen », AJDA, 2015, n° 44, p. 2512.
[8] Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, plus communément désignée par l’appellation Convention européenne des droits de l’Homme ou par le sigle CEDH ou enfin par le terme de Convention. L’article 17 est un texte qui permet de déclarer une requête irrecevable lorsqu’une partie invoque une disposition conventionnelle pour se livrer à un abus de droit. Pour le sens véritable de ce texte et sa rare application, voir l’affaire Garaudy, Cour EDH, décision Garaudy c/ France, 24 juin 2003, Req. 65381/01, D. 2004, p. 239, note D. Roets, cf. infra, I et II. Voir également Cour EDH, décision Gollnisch c/ France, 7 juin 2011, Req. 48135/08, cf. infra, II. Pour une présentation récente et complète de la question cf. J. Andriantsimbazovina, « L’abus de droit dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme », D. 2015, n° 32, p. 1854.
[9] Nous utiliserons ce terme dans la mesure où il est employé par la Cour européenne des droits de l’Homme. Les historiens, en raison de la connotation religieuse du mot Holocauste, préfèrent en général parler d’extermination ou de génocide des Juifs d’Europe ; voir en ce sens R. Hilberg, The destruction of the European Jews, Yale University Press, 1961, ouvrage révisé en 1985 par l’auteur, New York, Holmes and Meier, 1985, éd. française, Gallimard, 1985 ; nouvelle éd. augmentée et définitive, Gallimard, 2006.
[10] Libération.fr /0181309030.
[11] Lexpress.fr dieudonné-mahmoud.
[12] Décision inédite, n° 09/11980.
[13] Cass. crim., 16 octobre 2012, précitée.
[14] La position des juges sur cette question s’inscrit d’ailleurs dans le prolongement direct de la jurisprudence classique de la chambre criminelle : voir, notamment, Cass. crim., 23 février 1993, Bull. crim., n° 86 ; 20 décembre 1994, ibid., n° 424 ; D. 1995, IR p. 64 ; 12 septembre 2000, Garaudy, inédit ; Dr. Pénal 2001, 2ème arrêt, Commentaires n° 4, obs. M. Véron où les Hauts magistrats n’ont pas hésité à affirmer que « si l’article 10 de la Convention […] reconnaît en son premier paragraphe à toute personne le droit à la liberté d’expression, ce texte prévoit en son second paragraphe que l’exercice de cette liberté comportant des devoirs et responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent, dans une société démocratique, des mesures nécessaires notamment à la protection de la morale et des droits d’autrui ; que tel est l’objet de l’article 24 bis (délit de contestation de l’existence de crime contre l’humanité) de la loi du 29 juillet 1881 modifiée par la loi du 13 juillet 1990 ».
Dans l’arrêt Garaudy du 12 septembre 2000, ibid., la Cour précise même que « […] la contestation de l’existence des crimes contre l’humanité entre dans les prévisions de l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881, même si elle est présentée sous forme déguisée ou dubitative ou encore par voie d’insinuation ; qu’elle est également caractérisée lorsque sous couvert de recherche d’une supposée vérité historique, elle tend à nier les crimes contre l’humanité commis par les nazis à l’encontre de la communauté juive ; que tel est le cas en l’espèce ».
[15] La Cour mentionne, à ce propos, le légendaire arrêt Handyside c/ Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49, Req. 5493/72.
[16] La Cour rappelle qu’elle a jugé, dans l’arrêt Lawless c/ Irlande, 1er juillet 1961, Req. 332/57, § 7, que « l’article 17, pour autant qu’il vise des groupements ou des individus, a pour but de les mettre dans l’impossibilité de tirer de la Convention un droit qui leur permette de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits et libertés reconnus dans la Convention ; qu’ainsi personne ne doit pouvoir se prévaloir des dispositions de la Convention pour se livrer à des actes visant à la destruction des droits et libertés visés […] ». La Cour à l’unanimité « écarte [cependant] la fin de non-recevoir tiré par le Gouvernement irlandais de l’article 17 de la Convention » (dispositif de l’arrêt Lawless c/ Irlande précité).
[17] La Cour cite en ce sens l’arrêt Lehideux et Isorni c/ France, 23 septembre 1998, § 47 et 53, Req. 24662/94.
[18] Commission européenne des droits de l’Homme, décision Marais c/ France, 24 juin 1996, Req. 31159/96.
[19] Cour EDH, décision Norwood c/ Royaume-Uni, 15 novembre 2004, Req. 23131/03.
[20] Cour EDH, décision Ivanov c/ Russie, 20 février 2007, Req. 35222/04.
[21] La Cour reprend également dans ce § des faits déjà évoqués au § 34, comme si elle voulait davantage souligner la gravité de ceux-ci.
[22] La Cour cite expressément dans cet important motif l’arrêt Lehideux et Isorni, précité, § 47.
[23] La Cour renvoie sur cette question au § 27 de sa décision où étaient présentés les arguments du Gouvernement français dans cette affaire. La Cour fait ainsi indirectement référence à l’arrêt de l’Assemblée plénière de la Cour de cassation du 16 février 2007 (Bull. crim., n° 1, p. 1) qui avait estimé que la déclaration de Dieudonné selon laquelle « Les Juifs, c’est une secte, une escroquerie. C’est la plus grave car c’est la première » […] « ne relevait pas de la libre critique du fait religieux participant d’un débat d’intérêt général mais constituait une injure visant un groupe de personnes en raison de son origine, dont la répression est une restriction nécessaire à la liberté d’expression dans une société démocratique » (§ 27).
[24] Le propos émanerait de Bernard-Henri Lévy, cf. supra, p. 2 ; voir également décision M’bala M’bala c/ France, 10 novembre 2015, § 16.
[25] La Cour cite, mutatis mutandis, la décision Marais c/ France précitée « pour le recours à une démonstration prétendument technique » pour contester la capacité massive d’extermination des chambres à gaz.
[26] La Cour évoque notamment, mutatis mutandis, les décisions Marais et Garaudy précitées.
[27] Et cela conformément à l’article 35 § 3 a) et § 4.
[28] Pour la définition de la clause de l’abus de droit, qui ne permet pas à ceux qui veulent détruire les valeurs de la Convention de l’invoquer, cf. supra, note 16, Cour EDH, arrêt Lawless c/ Irlande, 1er juillet 1961 précité.
[29] Cour EDH, décision Garaudy c/ France, 24 juin 2003 précitée.
[30] Cour EDH, arrêt Lehideux et Isorni c/ France, 23 septembre 1998 précité, § 47.
[31] Cour EDH, décision Gollnisch c/ France, p. 11, Req. 48135/08.
[32] Cela étant, dans la décision Gollnisch c/ France précitée, p. 11, la Cour, alors même qu’elle constate « que le grief tiré de la violation de l’article 10 de la Convention est lui-même irrecevable », justifie l’irrecevabilité en relevant que « la sanction disciplinaire infligée au requérant constitue une ingérence [légitime] des autorités publiques dans l’exercice de la liberté d’expression reconnue par l’article 10 de la Convention » ; la Cour fait ensuite siens les motifs du CE, 19 mars 2008, 296984, qui avait considéré comme « ambigus » les propos de l’intéressé sur les chambres à gaz et l’avait « interdit d’exercer toute fonction d’enseignement et de recherche pendant 5 ans, avec privation de la moitié de son traitement ».
[33] Cour EDH, arrêt Perinçek c/ Suisse, 15 octobre 2015, Req. 27510/08. Voir notre étude, « La question du génocide des Arméniens à l’épreuve de la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’Homme, commentaire sur l’arrêt Perinçek c/ Suisse du 15 octobre 2015 », http://fondation.unilim.fr/chaire-gcac/.
[34] La Grande Chambre confirme l’interprétation stricte de l’article 17 faite par la Deuxième Section (chambre) dans cette même affaire : Cour EDH, arrêt Perinçek c/ Suisse, 17 décembre 2013, Req. 27510/08. Voir notre commentaire de cet arrêt dans notre communication, « La question du génocide des Arméniens à l’épreuve des droits fondamentaux », Rencontres de l’IiRCO : Mémoires des crimes de masse – Le génocide des Arméniens, Limoges, 12 mars 2015, à paraître.
La Grande Chambre ne va néanmoins pas traiter la question de l’application de l’article 17 de la même façon que la Deuxième Section. La Chambre avait en effet immédiatement considéré que l’article 17 n’était pas applicable aux affirmations de M. Perinçek niant l’existence du génocide des Arméniens pour de nombreuses raisons et en définitive car « […] la limite tolérable pour que des propos puissent tomber sous l’article 17 réside dans la question de savoir si un discours a pour but d’inciter à la haine ou à la violence » (§ 52). À cet égard, la Chambre estimait que « le rejet de la qualification juridique des événements de 1915 n’était pas de nature en lui-même à inciter à la haine du peuple arménien » (§ 52). D’abord, parce que le requérant ne fut pas poursuivi pour incitation à la haine ; ensuite car il n’avait pas exprimé de mépris à l’égard des victimes des événements en cause. La Grande Chambre a raisonné différemment et considéré qu’elle ne peut traiter de l’application de l’article 17 sans envisager l’article 10 de la Convention (§ 115).
[35] La Cour cite sa jurisprudence la plus récente sur la question, et notamment Cour EDH, décision Hirz ut-Tahir et autres c/ Allemagne, 12 juin 2012, Req. 31098/08. Pour une présentation récente et complète de la question cf. J. Andriantsimbazovina, « L’abus de droit dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme », D. 2015, n° 32, p. 1854.
[36] On peut cependant noter que ce point de vue de la majorité des juges de la Grande Chambre sur les dires de M. Perinçek – qui reprend en l’amplifiant le constat fait par la Deuxième Section (Cour EDH, arrêt Perinçek c/ Suisse, 17 décembre 2013 précité) – a été très fortement contesté par les juges minoritaires. Dans une opinion dissidente commune aux juges Spielmann, Casadevall, Berro, De Gaetano, Sicilianos, Silvis et Kuris, in Cour EDH, arrêt 15 octobre 2015, Perinçek c/ Suisse – opinions séparées, ces sept juges ayant voté contre la violation de l’article 10 par la Suisse – dont le président de la Cour D. Spielmann –, soulignent que « [le] discours, particulièrement pernicieux [de M. Perinçek] et ses conséquences ont été minimisés tout au long de l’arrêt » (§ 4). Selon ces Hauts magistrats, les propos de M. Perinçek « constituent une dénaturation de faits historiques qui va bien au-delà d’une simple négation du génocide arménien en tant que qualification juridique, ils constituent l’animus d’insulter un peuple » (§ 4). En conséquence, les juges estiment que « l’affaire concerne tout simplement les limites de la liberté d’expression » et « [que l’article 261 bis al. 4 du Code pénal suisse] poursuit les buts légitimes de la protection des droits d’autrui et de défense de l’ordre » (§ 5).
[37] Dispositif de l’arrêt de la Grande Chambre.
[38] La Grande Chambre « n’estime cependant pas qu’il puisse en aller de même dans la présente affaire » (§ 234). La Cour considère, notamment, que « le contexte ne fait pas présumer automatiquement » que les assertions de M. Perinçek nourrissaient « des visées racistes et antidémocratiques » et qu’« il n’y a pas suffisamment d’éléments pour prouver [ces] visées en l’espèce ». La Cour relève, enfin, que même si le fait que le requérant se réclamait de Talaat Pacha « pourrait tendre à établir [ces visées] », « les tribunaux ne se sont pas étendus sur ce point et rien ne prouve que l’adhésion au soi-disant comité Talaat Pacha fût motivée par une volonté de vilipender les Arméniens […] plutôt que par un désir de contester l’idée que les évènements survenus en 1915 sont constitutifs d’un génocide » (§ 234). On rappellera, pour mémoire, que Talaat Pacha est considéré par les historiens comme étant l’instigateur des massacres de 1915 et des années suivantes.
[39] Cour EDH, arrêt Leroy c/ France, 2 octobre 2008, Req. 36109/03, B. Nicaud, « La Cour européenne des droits de l’Homme face à la caricature de presse : arrêt Leroy c/ France, 2 octobre 2008 », Revue trimestrielle des droits de l’Homme, n° 80, 1er octobre 2009, p. 1109.
[40] Le Populaire du Centre, 18 juin 2015, p. 41. À l’audience de plaidoirie, le prévenu a d’ailleurs revendiqué ces propos devant le Tribunal, réaffirmant qu’il « n’a existé aucun camp d’extermination ». Le parquet a requis six mois de prison avec sursis et 10 000 euros d’amende. Ces réquisitions nous semblent bien faibles compte tenu de l’extrême gravité de ces affirmations, leur réitération, y compris à la barre même du Tribunal !
[41] Le Monde, 26 juillet 2015, p. 11. Cette déclaration avait été faite le 2 avril 2015 sur BFMTV-RMC. À la suite de ces assertions, le Parquet de Paris avait ouvert une enquête préliminaire pour contestation de crimes contre l’humanité, cf. Le Populaire du Centre, 4 avril 2015, p. 39 ; voir également, Le Monde, 7 avril 2015, p. 8. Rappelons à ce sujet que J.-M. Le Pen est un multirécidiviste en la matière, et que les mêmes propos lui ont valu cinq condamnations depuis 1987.
[42] Le Tribunal a condamné le prévenu à quatre ans de prison ferme ; la peine prononcée étant légèrement supérieure aux réquisitions du procureur. La défense avait, elle, plaidé l’acquittement. Les parties civiles et le Congrès juif européen se sont déclarés satisfaits du jugement, Le Monde, 17 juillet 2015, p. 5.
[43] Nos remerciements à A. Kuri pour son attentive relecture.
Nous dédions ce travail à toutes les victimes de l’Holocauste et des génocides.
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