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Emilie Matignon, La crise burundaise : l’échec de la transition démocratique ?

La crise burundaise : l’échec de la transition démocratique ?

Emilie Matignon, Docteur en droit privé et sciences criminelles, Université de Pau et des Pays de l’Adour

Le Burundi, petit pays de l’Afrique des Grands Lacs (27 834 km²) densément peuplé (10 millions d’habitants) et majoritairement rural[1], connaît depuis le 27 avril 2015 une crise grave et sanglante qui a engendré la mort de centaines de personnes ainsi que la fuite d’au moins 200 000 burundais vers les pays voisins[2]. Ces violences, qui font craindre la résurgence d’une guerre civile et de massacres de masse comme le pays en a connu dans un passé relativement récent, sont liées à la décision du Président Pierre Nkurunziza de se présenter à sa propre succession pour la troisième fois consécutive alors même que ce mandat est jugé inconstitutionnel par l’opposition politique et civile ainsi qu’une partie de la communauté internationale. Une crise électorale qui n’est pas sans rappeler celle qu’a connue le Burkina Faso en octobre 2014 et qui, face à la contestation de l’opposition et de la société civile, s’est soldée par le départ du pouvoir du Président Blaise Compaoré, en fonction depuis 27 ans. Ce précédent a pu faire croire à un scénario identique pour le Burundi et à un mouvement plus général d’élan démocratique populaire en marche en Afrique noire qui aurait abouti à chasser les dirigeants cherchant à se maintenir au pouvoir à coup de réformes constitutionnelles. Cependant, malgré l’ampleur inédite de la mobilisation burundaise, sept mois après le début des premières manifestations le pays est plongé dans un chaos dont l’intensité varie et demeure imprévisible. La situation est caractérisée par son incertitude entre un pourrissement et un enlisement d’un côté et une aggravation et une généralisation des violences de l’autre. Afin de tenter de mieux comprendre la crise qui sévit actuellement au Burundi et d’en envisager l’issue, il apparaît indispensable de revenir sur sa chronologie mais également sur une lecture historique du processus de sortie du conflit burundais.

Chronologie d’une crise annoncée ?

La crise actuelle fait écho à un processus de paix et de justice transitionnelle échelonné et « accidenté »[3]. En effet, deux spécificités caractérisent la transition burundaise : l’absence de vainqueur et de vaincu ainsi que le choix en faveur du pardon au détriment de la justice.

Le Burundi a connu des épisodes récurrents de violences et une guerre civile (1993-2006) à l’issue de laquelle un Accord de paix, l’Accord d’Arusha pour la paix et la réconciliation au Burundi, a été signé le 28 août 2000. Cinq épisodes principaux de violences sont classiquement identifiés dans l’histoire tragique du pays : les violences de 1965 ; l’« Ikiza » (le fléau) de 1972 c’est-à-dire les massacres de masse ou génocide sélectif envers les intellectuels Hutu ; la crise de 1988 ; le soulèvement et la répression de 1991 ; l’assassinat du premier président Hutu démocratiquement élu, Melchior Nadadaye, suivi des massacres des Tutsi à partir de 1993[4].

Néanmoins, d’autres tueries ont été perpétrées en dehors de ces cinq périodes clés. Avant l’indépendance du pays le 1er juillet 1962, le Prince Louis Rwagasore, considéré comme le héros de l’indépendance, a été assassiné le 13 octobre 1961 créant un véritable traumatisme au sein de la population. Les années 2000 ont également été endeuillées notamment par les massacres de Gatumba en 2004 et 2011 et celui de Muyinga en 2008[5].

Selon l’article 4 de l’Accord d’Arusha relatif à la nature du conflit, il s’agirait d’un conflit « fondamentalement politique avec des dimensions ethniques extrêmement importantes […] découlant d’une lutte de la classe politique pour accéder au pouvoir et/ou s’y maintenir ». Si la lecture ethnique est effectivement essentielle dans l’appréhension des violences commises au Burundi, il convient de rappeler que celle-ci a abouti à des massacres de masse parce qu’elle est issue comme au Rwanda d’une construction et d’une instrumentalisation politique[6]. En effet, le nombre, la récurrence et la variété des violences témoignent de la complexité d’un phénomène criminel dont la compréhension impose une lecture à la fois ethnique, régionale, historique, clanique, anthropologique, psychologique, politique, sociologique, juridique et interpersonnelle.

En outre, la définition du conflit donnée par l’Accord de paix de 2000, en particulier concernant sa seconde partie, fait funestement écho aux événements qui sont en train de se dérouler en 2015 au Burundi. Cette similitude laisse dubitatif quant au constat de l’aboutissement de la consolidation démocratique.

En réalité, la fin des affrontements que ponctue l’Accord d’Arusha est le fait d’hommes en armes, militaires et miliciens, qui décident de cesser les combats. Cependant, la spécificité du Burundi en la matière tient à l’absence de toutes les parties à la table des négociations dont les principales : le Conseil National pour la Défense de la Démocratie-Forces de Défense de la Démocratie (CNDD-FDD) de l’actuel Président de la République Pierre Nkurunziza et les Forces Nationales de Libération (FNL) de son principal opposant et désormais président de l’Assemblée Nationale, Agathon Rwasa. Ces acteurs sont entrés en négociation postérieurement à la signature de l’Accord d’Arusha, respectivement en 2003 et 2006 à travers deux Protocoles additionnels. Ce séquençage de la paix explique notamment que ces acteurs aient pu contester le contenu de l’Accord et aient déclaré ne pas être liés par lui en particulier concernant la mise en œuvre de la justice transitionnelle et de son double mécanisme, la Commission Vérité et Réconciliation (CVR) et le Tribunal Spécial (TS).

L’Accord d’Arusha donne naissance à un régime consociatif fondé sur le partage du pouvoir et l’application de quotas dans un souci de représentativité de toutes les communautés Hutu, Tutsi, Twa et Ganwa (la royauté burundaise). Ce compromis implique qu’aucun vainqueur ou vaincu ne soit désigné. En outre, les hommes politiques influents du régime de transition ont pour beaucoup une part de responsabilité dans les violences cycliques commises dans le passé. Or, en termes de justice transitionnelle cette configuration ne facilite pas la mise en place d’un processus intensif, c’est-à-dire la conjugaison entre poursuites judiciaires et révélations des vérités désignant les responsabilités, en particulier politiques.

Ces paramètres éclairent en partie les réticences des dirigeants à adhérer à la logique de la justice transitionnelle ainsi que le manque de volonté voire la confiscation politique qui caractérise le processus.

À travers la chronologie chaotique du processus de justice transitionnelle burundais, apparaissent les germes d’un retour à la violence ou du moins l’absence de garde-fou à sa résurgence. En effet, il est possible de formuler l’hypothèse selon laquelle l’absence de justice et de travail de mémoire sur les événements du passé, c’est-à-dire le silence et l’opacité qui ont entouré la justice transitionnelle burundaise, a alimenté une impunité déjà endémique.

Pour autant, une loi portant création d’une Commission Vérité et Réconciliation (CVR) avait déjà été promulguée en 2004 mais n’a jamais reçu d’application. De longues négociations ont été entamées entre le gouvernement de transition de Pierre Nkurunziza, élu à l’issue des élections pluralistes organisées en 2005 conformément à l’Accord d’Arusha, et les Nations Unies (NU) sur la question de la justice transitionnelle. Après deux rounds de pourparlers en mars 2006 puis en mars 2007, un accord a été trouvé pour l’organisation de Consultations Nationales (CN) censées recueillir l’avis de la population sur le processus.

Trois points essentiels étaient en discussion : la nécessité à mettre en œuvre des consultations populaires d’ampleur et inclusives ; le refus d’appliquer l’amnistie aux auteurs de génocide, crimes contre l’humanité, crimes de guerre et d’agression ; l’indépendance du procureur du futur TS par rapport à la CVR. Le gouvernement, après avoir adopté une attitude ambiguë quant à la question de l’amnistie, a finalement répondu favorablement aux requêtes des NU sur les deux premiers points, laissant le troisième en suspens. C’est ainsi que des CN menées auprès de 3813 personnes ont eu lieu du 13 juillet au 18 décembre 2009. Un comité technique a été créé pour préparer la loi sur la CVR en juin 2011 et son président, Laurent Kavakure, a rendu son rapport en octobre de la même année. La promulgation de la loi, plusieurs fois repoussée, s’est réalisée le 15 mai 2014 et, le 10 décembre 2014, les commissaires préalablement recrutés, dont la majorité (6 sur 11) représente les différentes confessions religieuses du pays, ont prêté serment signant le début de leur mandat de quatre ans. La loi sur la CVR a été critiquée par la société civile et l’opposition politique car elle ne respecterait pas les vœux exprimés par la population en 2009. En effet, alors que les burundais s’étaient prononcés pour une composition de la Commission comprenant des représentants de la société civile, cette dernière considère que ce n’est pas le cas, refusant ainsi de considérer les représentants des confessions religieuses comme tels. Elle exprime également des doutes quant à la procédure nébuleuse de pardon qui est inscrite dans la loi et surtout concernant ses éventuelles conséquences juridiques. Plus précisément, la question se pose de savoir si ce pardon vaudra ou non amnistie. Enfin, elle s’inquiète de l’absence de référence à un quelconque mécanisme judiciaire dans la loi.

Cette rapide mise en perspective du processus de justice transitionnelle doit être complétée par deux éléments : le choix plus ou moins implicite formulé par la classe politique en faveur d’une coalition de l’oubli et l’instabilité significative réactivée au moment des élections en 2010 et 2015.

La faveur accordée au pardon et à l’oubli s’exprime de différentes manières. Le Président Nkurunziza a en 2006 accordé de nombreuses immunités provisoires. Entre janvier et mars 2006, plus de 3000 détenus ont été libérés par ordonnance ministérielle. Ces immunités qui devaient concerner, selon l’Accord d’Arusha, les dirigeants Hutu rentrant d’exil et les forces armées ont vu leur champ d’application élargi à une catégorie non définie de « prisonniers politiques ». Leur caractère provisoire censé prendre fin à la mise en place du double mécanisme de justice transitionnelle (CVR et TS) s’est transformé en situation permanente dans la mesure où la CVR n’est en fonction que depuis très peu de temps et que des doutes subsistent quant à l’interprétation de ce critère. En effet, faut-il attendre la création du TS ou celle de la seule CVR suffit-elle ? Dans tous les cas, cette question n’est plus d’actualité au regard de la crise actuelle et fait simplement partie des nombreux points d’ombre entourant le processus de justice transitionnelle. Le Président s’est ensuite exprimé, dans un mémorandum de son parti en 2007, en faveur du pardon et de l’amnistie comme condition à la réconciliation et a appelé ceux qui ont commis des crimes à demander pardon. L’absence de référence à un quelconque TS dans le texte de loi créant la CVR, tout comme la composition de celle-ci laissant une part prépondérante aux « religieux », constituent autant de signaux interprétés dans le sens du choix d’un pardon faisant abstraction de tout recours à la justice judiciaire.

Parallèlement, cette argumentation qui assimile le pardon à la paix et à la réconciliation, est renforcée par les périodes électorales troublées de 2010 et de 2015. Ces moments charnières s’accompagnent d’un déplacement de l’attention de tous les acteurs et notamment de la communauté internationale, du dossier de la justice transitionnelle vers celui des élections en considérant qu’ils ne sont pas liés et que le second est prioritaire par rapport au premier en raison des enjeux de paix régionale qu’il représente. Le boycott des élections par les partis d’opposition qui dénonçaient l’irrégularité du scrutin en 2010 comme la crise déclenchée en 2015 par le refus du Président de quitter le pouvoir illustrent la persistance d’une logique militaire et guerrière parmi les acteurs politiques au détriment d’une réelle adhésion au jeu démocratique. La victoire, la conquête et la conservation du pouvoir sont au cœur de ces deux crises électorales. Les acteurs refusent la défaite et la fin de leur règne.

S’agissant plus précisément des élections de 2015, le scénario d’une crise était déjà annoncé en cas de candidature du Président Nkurunziza à sa réélection[7]. L’échéance était analysée comme le moment de vérité de la consolidation démocratique. La société civile avait prévenu qu’en cas de nouvelle candidature du Président, elle descendrait dans la rue. Des signaux inquiétants laissaient présager la naissance d’une crise, tels que le durcissement du régime, les assassinats ciblés répertoriés depuis 2011 ou encore l’intensification des atteintes aux libertés individuelles. Le contexte de grande détresse économique du pays constituait une alerte supplémentaire. Finalement, Pierre Nkurunziza annonce sa candidature et son intention de briguer un troisième mandat présidentiel le 26 avril 2015 et les premières manifestations débutent dès le lendemain dans le cadre du mouvement Halte au troisième mandat. Le scrutin est fortement contesté et la polémique prend sa source dans la lecture et l’interprétation des textes de loi[8]. Selon l’article 7.3 de l’Accord d’Arusha, dont est issue la Constitution burundaise, « le Président de la République est élu pour un mandat de cinq ans renouvelable une seule fois. Nul ne peut exercer plus de deux mandats présidentiels ». La Constitution, beaucoup plus ambiguë, dispose que « le Président de la République est élu au suffrage universel direct pour un mandat de cinq ans renouvelable une fois » (article 96) tout en ajoutant qu’« à titre exceptionnel, le premier Président de la République de la période post-transition est élu par l’Assemblée Nationale et le Sénat élus réunis en Congrès, à la majorité des deux tiers des membres » (article 302). Le Gouvernement, profitant de ce manque de clarté, considère que le mandat de 2005 au suffrage universel indirect (élection du Président de la République par le Congrès) ne peut pas être considéré comme un premier « vrai » mandat. Le Président serait donc en droit de se présenter une seconde fois.

Le débat se cristallise rapidement autour de la question de la légitimité et non plus de la légalité d’une telle interprétation. Le Secrétaire général des Nations Unies, la Communauté Est Africaine, l’Union Africaine, l’Union Européenne, les États-Unis multiplient les appels au report des élections puis contestent le résultat du scrutin, à l’image de la Mission d’Observation Électorale des Nations Unies au Burundi (MENUB) qui a déclaré que les élections législatives et communales du 29 juin n’étaient « ni crédibles, ni libres ».

Le 13 mai, une tentative de coup d’État échoue et les radios du pays sont détruites. Le Burundi se retrouve sans médias, plongé dans un silence assourdissant.

Malgré les troubles, les affrontements entre forces de l’ordre et manifestants, le Président Nkurunziza persiste dans sa décision et sort sans surprise vainqueur des élections présidentielles qui se sont tenues le 21 juillet. Il prête serment le 20 août alors que la cérémonie était prévue le 26 et que les opposants réunis sous la bannière Halte au troisième mandat déclarent ne plus reconnaître son autorité à partir de la date de son investiture.

Depuis le 26 avril, les assassinats politiques se sont multipliés, ils sont désormais quotidiens et visent des « contestataires présumés » et des quartiers en particulier. Le 2 août, Adolph Nshimirimana, ancien chef de la documentation (les renseignements généraux), est assassiné en plein Bujumbura, la capitale burundaise. Il était l’homme fort du régime et également le plus craint. Le 3 août, Pierre Claver Mbonimpa, président de l’Association pour la protection des droits humains et des personnes détenues (Aprodh), défenseur charismatique des droits de l’Homme, échappe à une tentative d’assassinat et est envoyé en Belgique pour se faire soigner. Le 11 septembre, l’ancien chef d’État-major Prime Niyongabo est assassiné à son tour. Le 6 novembre, le fils de Pierre Claver Mbonimpa, Welli Nzitonba, perd la vie. La liste est longue et ne cesse de s’allonger.

Les attaques à la grenade tout comme les tirs rythment désormais les journées et les nuits des habitants de Bujumbura. Des bars sont également pris pour cible. L’intensité des violences varie, ce qui conduit à augmenter la fatigue, la nervosité et la terreur qui règnent au sein de la population. En outre, cette incertitude est amplifiée par la méconnaissance des protagonistes qui attaquent ou ripostent. Les affrontements ont opposé la police et les manifestants, ainsi que les Imbonerakure, les jeunes partisans du parti au pouvoir possiblement en cours de milicisation, l’armée jouant davantage un rôle d’apaisement et recueillant plus facilement la confiance de la population. Mais désormais les scissions semblent multiples et l’appartenance à tel ou tel camp brouillée. À cette nébuleuse, s’ajoutent les nombreuses rumeurs autour d’un éventuel coup d’État ou de la formation d’une milice dans l’Est de la République Démocratique du Congo.

En outre, la tension a encore augmenté d’un cran lorsque la police a commencé des opérations de désarmement forcé le 8 novembre, après l’expiration d’un ultimatum lancé par le Président Nkurunziza le lundi précédent, afin que les opposants et résidents de quartiers identifiés comme contestataires déposent les armes. Ces quartiers de la capitale au sein desquels les violences sont perpétrées sont Musaga, Nyakaiga, Jabe, Kanyosha, Cibitoke, Mutakura, Buterere et Ngagara. Mais les violences dépassent régulièrement leurs frontières. Pour autant, la contamination des violences ne semble pas s’étendre à l’intérieur du pays et se cantonner à Bujumbura. Toutefois, l’absence de relais médiatiques et l’insécurité rendant difficiles les déplacements, il est impossible de savoir dans quel état d’esprit se trouvent les habitants de l’intérieur du pays. L’argument régulièrement soulevé de la grande fatigue éprouvée par une population ayant traversé 13 ans de guerre civile et ayant survécu à des massacres de masse, empêchant ainsi une généralisation des violences, demeure invérifiable. Une certitude persiste, celle de la peur qui a gagné les habitants de Bujumbura.

La situation actuelle met en exergue des questions non réglées en termes de justice, de vérités, de réparations, d’identités, de mémoires, d’économie, de gouvernance et de démocratie. La jeunesse qui a manifesté dans les rues de Bujumbura (65% de la population burundaise a moins de 25 ans et 47,5 % moins de 15 ans) conteste l’héritage d’un passé non résolu et exprime le peu d’espoir qu’elle a en l’avenir[9].

À la recherche d’une sortie de crise

Pierre Nkurunziza, qui apparaissait comme l’homme de la paix, providentiel et porteur de nombreuses promesses en 2005, semble aujourd’hui être retourné à ses vieux réflexes de maquisard. Le spectre de la guerre civile et du génocide plane de nouveau sur le Burundi. La crainte d’une déstabilisation régionale est également palpable et explique l’intérêt manifesté par les instances internationales envers la situation burundaise. À l’image des propos du président du Sénat, Révérien Ndikurivo, désignés comme « un langage d’horreur »[10], qui en appelle au « travail », terme utilisé au Rwanda lors du génocide de 1994 pour appeler à tuer les Tutsi, des burundais témoignent d’altercations au cours desquelles le mot « serpent » est lâché pour désigner la communauté Tutsi. Le président du Sénat va plus loin et intime clairement à ses interlocuteurs : « vous devez pulvériser, exterminer des gens qui ne sont bons qu’à mourir ». Ces propos rappellent les heures les plus sombres du pays et de ses voisins. Ces appels à la haine effraient considérablement les responsables onusiens, européens et des différentes coopérations internationales en faisant resurgir la culpabilité et le traumatisme du génocide rwandais. Pour autant, ce discours semble davantage être utilisé par la classe politique pour diviser des opposants qui sont indifféremment Hutu et Tutsi en désignant des quartiers traditionnellement apparentés à la communauté Tutsi et en réactivant les oppositions ethniques. Ces déclarations auraient davantage pour but de diviser pour mieux régner que de soulever un réel mouvement génocidaire. La configuration du Burundi en 2015 n’est pas du tout la même qu’en 1993 ou que celle du Rwanda en 1994. Des massacres d’ampleur sont possibles mais le scénario d’un génocide semble heureusement peu probable, même si le manque d’information impose de rester prudents.

Dans cette configuration teintée d’incertitudes et d’opacités, il apparaît très complexe d’anticiper la morphologie d’une sortie de crise. Néanmoins, sans trop s’avancer et au regard des divers éléments en présence, il est possible de présager d’au moins deux voies potentielles.

D’une part, la sortie de crise est difficilement envisageable en dehors d’une explosion des violences sous la forme d’une guerre civile de haute intensité ou d’un coup d’État impliquant l’assassinat du Président. Les tensions et frustrations au sein de la population ont bouilli comme dans une cocotte-minute depuis des années. La dégradation économique du pays, la corruption, la dépendance de la justice au pouvoir politique, le chômage, les conflits internes au sein de l’armée et de la police suite à la démobilisation, l’autoritarisme du régime, l’absence de politique de vérité, de réparation ou de justice et le conflit foncier sont autant d’indicateurs qui ont contribué à cette montée en pression et qui laissent présager l’éclatement d’un conflit ouvert et non plus larvé. Cette perspective serait catastrophique pour le pays dans l’une ou l’autre forme (guerre civile ou coup d’État) dans le cas où le conflit s’enliserait et détruirait tous les acquis laborieusement gagnés depuis dix ans dont le principal était la paix, certes négative, mais qui était le gage d’une stabilité relative. En cas d’une fin de conflit rapide et de la mise en place d’un gouvernement de transition, les leçons du passé devraient impérieusement être prises en compte afin de briser le cycle de violence. Il serait notamment pertinent de juger les responsables rapidement et équitablement afin de lutter du moins symboliquement contre une impunité qui gangrène le pays depuis des décennies, d’entamer un travail d’ampleur sur les mémoires déchirées et les identités en crise et d’entendre les revendications exprimées lors des manifestations en particulier par la jeunesse héritière d’un lourd passé de violences. Ce scénario correspond à la voie la plus pessimiste dans la mesure où il implique une « explosion » de la violence et suppose un temps long quant à la sortie de crise et la transition.

D’autre part, une sortie de crise plus pacifique pourrait bénéficier de l’insoutenable position politique dans laquelle le Président et l’aile dure de son parti se sont enfermés. Les rappels à l’ordre internationaux sont nombreux et le pays, qui est sous perfusion « financière », pourrait difficilement se passer de cette aide pour continuer de fonctionner. Son isolement progressif mènerait à sa perte en le privant de tous ses alliés régionaux et internationaux. Par ailleurs, cette hypothèse est renforcée par celle de la fatigue qui aurait envahi une population peu encline à se battre ainsi que par le manque de cohésion existant au sein de l’armée voire de la police. Si Pierre Nkurunziza acceptait de négocier, ce qu’il semble commencer à faire avec l’Union Européenne, il pourrait à nouveau tenter de prétendre à l’aura d’un « homme de paix » ou du moins à celle d’un homme qui devient raisonnable et qui adoucit sa position pour le bien de son pays. Mais ce scénario ne serait crédible que si une véritable transition politique était enclenchée et accompagnée d’une restructuration profonde du gouvernement. Cependant, cette solution de transition « inclusive » implique pour Pierre Nkurunziza de quitter le pouvoir, de gré ou de force, sous l’impulsion et la suggestion de ses « proches » par exemple, et de laisser sa place autour de la table des négociations aux membres de son parti. Se poserait alors tout le défi de la construction d’une transition démocratique qui devrait cette fois être un succès durable.


[1] La superficie du Burundi correspond à peu près à celle de la Bretagne et sa densité est de 386 hab/km² tandis que seulement 11% de sa population est urbaine (Statistiques-mondiales.com). Précisons que la population burundaise se compose d’une minorité de Tutsi, d’une majorité de Hutu, de pygmées les Twa et d’une royauté les Ganwa.

[2] Le choix d’indiquer des chiffres imprécis est réalisé en raison de leur caractère non officiel. Ils sont avancés par des associations de protection des droits de l’Homme.

[3] Expression empruntée à Stef Vandeginste, v. not. S. VANDEGINSTE, « Le processus de justice transitionnelle au Burundi. L’épreuve de son contexte politique », Droit et société, 2009/3 (n° 73), pp. 591-611, v. pour une analyse du processus de paix C. SCULIER, Négociations de paix au Burundi. Une justice encombrante mais incontournable, Center for humanitarian Dialogue, Mai 2008.

[4] V. not. S. VADEGINSTE, Law as Source and Instrument of Transitional Justice in Burundi, thèse Universiteit Antwerpen, (Promotor : Dr. Koen De Feyter), 2009 ; R. LEMARCHAND, Burundi. Ethnocide as discourse and practice, Cambridge University Press, 1994 ; J.-P. CHRÉTIEN et J.-F. DUPAQUIER, Burundi 1972 : au bord des génocides, Éd. Karthaka, Coll. Hommes et Sociétés, 2007 ; J.-P. CHRÉTIEN et M. MUKURI, Burundi, la fracture identitaire. Logiques de violence et certitudes « ethniques », Éd. Karthala, Coll. Hommes et Sociétés, 2002.

[5] V. not. E. MATIGNON, « Justice en mutation au Burundi, défis et perspectives de la pluralité », Afrique Contemporaine, 2014/2, n° 250, pp. 55-80.

[6] V. not. J.-P. CHRETIEN, Le défi de l’ethnisme. Rwanda et Burundi, Karthala, Coll. Les Afriques, 2012.

[7] V. les rapports d’International Crisis Group (ICG), Les élections au Burundi : l’épreuve de vérité ou l’épreuve de force ?, 17 avril 2015, Rapport Afrique n° 224.

[8] V. Impunity Watch, « Burundi : la citoyenneté en crise, Rapport de recherche », Great Lakes Dispatches, n° 1, août 2015.

[9] Ibid.

[10] V. l’article du Monde du 9 novembre 2015.


Photo : Monument de l’Unité Nationale, Bujumbura, Burundi

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